Suzume
|de Makoto Shinkai, 2022, ****
Depuis qu’il a pondu 君の名は1, Shinkai lit tous les matins dans la presse des trucs du style « ne ratez pas le dernier long-métrage du nouveau Miyazaki ». Et je soupçonne que ça commence à le tanner un peu. En tout cas, sur ses trois films diffusés chez nous, il reprend de plus en plus de références du maître pour les glisser discrètement dans sa propre sauce bien à lui, genre « Ah vous voulez du Miyazaki, bah en v’là, maintenant que vous êtes calmés trois minutes je peux faire du Shinkai ? »
Donc, si vous faites partie des gens qui connaissent bien l’œuvre de Hayao (genre vous avez lu ce petit bouquin d’un bout à l’autre et téléchargé au fur et à mesure les quelques références que vous connaissiez pas), bonne nouvelle : Suzume a un niveau de lecture presque rien que pour vous, avec des clins d’œil forcément volontaires planqués dans les décors, à commencer par le choix de l’endroit où il débute.
Mais tout le monde n’est pas fan de Miyazaki (enfin, c’est ce que dit la légende), et surtout, quelques clins d’œil planqués dans les décors ne font pas un film. Ce n’est donc que pour l’évacuer d’emblée et pouvoir passer aux trucs importants que j’ai ouvert sur ce sujet.
Donc, nous sommes au sud-est de Kyūshū, la plus méridionale des grandes îles japonaises – au-delà, il n’y a plus que la ligne de cailloux épars du Nansei. En allant au lycée, Suzume croise un beau gosse mystérieux qui cherche une porte dans un lieu abandonné. Elle le suit, trouve une porte cheloue qui tient toute seule avec son chambranle au milieu d’une étendue d’eau, voit un ciel étoilé chelou à travers la porte, et chope une statue de chat chelou qui traîne là. Alors la statue se transforme en vrai chat chelou qui file comme l’éclair. Ça fait un peu trop de trucs chelous à son goût : elle file au lycée en laissant la porte entrouverte. Et quelques heures plus tard, elle voit un ver plus que chelou grimper dans le ciel alors que la terre se met à trembler…
Sur le papier, c’est donc une histoire de monstre réveillé ou surgi d’une brèche qui, s’il n’est pas maîtrisé, risque de détruire la terre, et de ceux qui doivent le maîtriser. Vous connaissez la trame générale, déclinée sur tous les tons avec tous types de personnages, de technologies et de tonalités depuis des lustres – ça va de la SF technologiste bourrine de Pacific rim au cross-over Goonies/ET de Stranger things.
Mais vous connaissez Shinkai : ce qui l’intéresse, c’est jamais la trame générale. Celle-ci n’est qu’une toile de fond pour parler de ses personnages. Ici, il traite avant tout de la fugue — des ados qui se barrent de chez leur tante comme des adultes qui fuient l’agonie de leurs proches. Il parle aussi de destin, d’orgueil (et de son corollaire : la bonne vieille honte, tiens, tu te prends pour un roi, tu vas devenir une vieille chaise branlante), du besoin de faire la paix avec son passé, des quêtes dont le but n’est qu’un prétexte pour fuir ou changer d’air, des étudiants trop branleurs pour finir mais trop engagés pour arrêter ouvertement. Il parle en outre de ces bonnes âmes qui recueillent les paumés sur la route, les abritent un soir et leur permettent finalement de se trouver, avec en passant une très belle galerie de portraits divers. Et bien sûr, il parle de ceux qui n’ont pas vraiment eu le choix, qui se sont retrouvés avec un gosse sur les bras et ont dû assumer tant bien que mal.
C’est beau, c’est tendre, c’est dur, c’est drôle, c’est subtil, c’est un peu bourrin aussi parfois, c’est très humain et très réussi. C’est évidemment une quête initiatique, comme Les enfants du temps et 君の名は, mais avec des considérations extrêmement variées sur la société saupoudrées çà et là, entre deux plongées dans le flippant univers fantastique parallèle.
Mais ce n’est pas tout, parce que c’est aussi, profondément, fondamentalement, un bon gros road trip. C’est une fugue, mais pas une petite fugue : de Kyūshū, l’héroïne va réussir à passer sur Shikoku, puis sur Honshū, qu’elle traverse jusqu’à Tōkyō. C’est un trajet de mille bornes qui permet de montrer les paysages ruraux et les petits villages côtiers de la mer intérieure, les montagnes de l’île principale, les buildings et les souterrains de la mégapole, tout en faisant le tour des moyens de transport du quotidien japonais — vélo, ferry, voiture, shinkansen…
Et là, le truc qui frappe, c’est la beauté du film.
Je sais, ça devient lassant, à chaque nouveau Shinkai je m’extasie sur les paysages, les graphismes, les peintures des arrière-plans, la gestion subtile de la profondeur de champ et de la brume atmosphérique, la délicatesse des palettes de couleurs, le rendu de la chaleur et de la distance, le naturel de l’eau sous toutes ses formes… Mais c’est pas de ma faute si à chaque fois, il trouve le moyen de faire encore plus beau ! Sérieusement, si ce ticket à 6 € ne vous donne pas envie d’acheter un billet à 600 € pour Fukuoka, de prendre le ferry jusqu’à Yawatahama, de guetter les vues du Fuji depuis le train ou de chercher un parc d’attractions délabré pour faire un peu d’urbex en passant, je peux rien pour vous.
On a donc un scénario varié, complexe mais accessible, qui touche à plein de choses avec autant de niveaux de lecture que vous voudrez, des graphismes absolument sublimes qui vous feront baver sur le dossier du siège de devant, et évidemment une animation et un montage parfaitement maîtrisés. Rien à jeter, c’est un « ahurissant » d’office ?
Et bien, pas tout à fait. Il reste un ou deux trucs qui accrochent, principalement du côté des affrontements. Oui, c’est symptomatique de l’évolution de l’animation japonaise ces quarante dernières années : historiquement, les bastons épiques font plutôt partie de ses points forts. Là, c’est pas que ça soit mauvais, mais les autres domaines sont tellement travaillés que le finale avec des héros qui sautent armes en avant sur un monstre cent fois plus gros qu’eux, bah… Ça semble ordinaire. C’est bien fait, c’est rythmé, ça ne tire pas trop en longueur (on n’est pas sur un Transformers), mais c’est assez linéaire, assez facile, assez déjà-vu en fait, surtout par rapport au reste du film, et même par rapport aux finales doux-amers de 君の名は et des Enfants du temps.
Évidemment, pas de quoi ruiner le film : Suzume est hautement recommandé. Si vous l’avez raté, allez immédiatement embêter votre ouvreuse préférée pour qu’elle vous trouve une séance. Vous allez sourire (parfois narquoisement), vous allez peut-être essuyer une larme ici ou là, vous allez peut-être réfléchir distraitement sur les hasards de la vie et des rencontres, et vous allez en prendre plein les yeux en visitant un pays qui a vraiment l’air magnifique.