Free to run
|de Pierre Morath, 2016, ****
Nous sommes dans les années 60. Il y a des footballeurs, des handballeurs, des nageurs, des alpinistes, des sprinteurs, des skieurs, des gymnastes, des gens qui vont faire un tour à cheval, dix-huit trous de golf ou une promenade à bicyclette le dimanche, tout ça. Leurs héros remportent des matches, grimpent des montagnes, battent des records de vitesse, gagnent des coupes de slalom ou de biathlon, maîtrisent élégamment la poutre ou le double axel, remportent des concours complets ou des tours de France.
Et puis, il y a les coureurs. Enfin non, il n’y en a pas. Le public est vaguement capable de citer Jazy et Zátopek, mais c’est parce que ’moiselle Jeanne compare Gaston au premier et que le second a nom amusant. Passé le 10 000 m des stades, la course de fond, tout le monde s’en fout, personne ne la pratique, d’ailleurs les fondeurs ne touchent pas un centime pour leurs exploits et c’est un des rares sports où la ségrégation est telle que les femmes n’ont carrément pas le droit de concourir, même entre elles. Oui, parce que déjà, une coureuse, c’est pas beau, et puis biologiquement, aucune femme ne peut supporter un effort de plusieurs heures, comme tous les hommes qui ont accouché peuvent en témoigner.
Oui, mais… C’est la fin des années 60. La libération. Les luttes pour l’égalité. Et la course est un des rares sports qui ne demandent aucune infrastructure : vous avez deux jambes, une paire de chaussures (ou pas), vous pouvez courir. Chemin de terre, plage, route, sentier forestier, tout est bon.
Tout le monde peut jouer, et quelques femmes s’avisent que, parmi leurs mille luttes pour l’égalité, la course à pied pourrait bien être un beau porte-drapeau. Kathrine Switzer s’engage au marathon de Boston en 67 ; en pleine course, un des organisateurs essaie de l’attraper, les images font le tour du monde… et elle termine son marathon. D’autres courent clandestinement, jusqu’à ce que les marathons leur soient officiellement ouverts, avant d’apparaître enfin aux jeux olympiques de 1984.
De son côté, Steve Prefontaine, le beau gosse de service avec sa moustache soignée et ses cheveux volant au vent, c’est Patrick Dewaere version stades : la jeunesse s’en empare, il est populaire, les gens viennent le voir courir. Son caractère marqué, sa rébellion contre les autorités sportives et son destin à la James Dean renforcent la popularité de son sport.
Bref, la course à pied est dans l’air du temps. Des magazines apparaissent pour en parler, notamment Spiridon, qui vante la liberté du jogging au fond des bois : s’associant à la quête du retour à la nature et d’expérience mystique du moment, toute une génération s’y met.
Voilà l’histoire un peu idyllique de Free to run, qui revient sur le virage qui vit la course de fond passer du statut de sport masculin athlétique à celui de lubie de loufoques avant de devenir un phénomène de masse, accompagnant la libération féminine et poussant plusieurs organisations sportives à faire enfin leur révolution culturelle.
Des faiblesses ? Oh oui, plein. Le film est essentiellement composé d’images d’archives, à la qualité parfois médiocre, et de témoignages face à la caméra. Son propos est simple et il recourt parfois à une sensiblerie un peu artificielle, notamment lorsqu’il raconte le dernier marathon de Fred Lebow. Il oublie volontairement les aspects moins reluisants de la mode de la course à pied, tels que les blessures chez les amateurs, la quête de performance et le dopage chez les professionnels ; il jette également un voile pudique sur la récupération de la mode par les fabricants de fringues et de chaussures, qui n’hésitent pas aujourd’hui à demander des fortunes pour des équipements dont le bien-fondé reste discutable.
Mais Free to run, comme son titre l’indique, ne prétend pas à être un documentaire neutre. C’est une ode à la course, à l’égalité et à la liberté, qui utilise son sujet comme toile de fond pour présenter une révolution sociale aux relents soixante-huitards totalement assumés. Ce sport est (avec la randonnée bien sûr) le seul que l’on peut pratiquer librement, à tout moment, sans matériel particulier, avec la seule volonté de prendre l’air et de se décrasser les muscles. Si la forme souffre impitoyablement de l’âge des documents originaux, le fond est d’une bonne volonté, d’une gaieté, parfois d’une drôlerie et globalement d’un optimisme sans faille ; plus qu’un documentaire, il s’agit d’un essai dont l’objectif clairement affiché est de vous faire plaisir pendant une heure et demie, puis de vous envoyer avec le sourire dans vos baskets pour aller faire un tour.
Et de ce point de vue, ce film petit mais hautement sympathique fonctionne superbement.