Transplant
|de Joseph Kay, 2020–2024, ****
L’avantage, quand on a été urgentiste en Syrie pendant la guerre, c’est qu’on sait opérer sous pression, sans électricité, avec les moyens du bord.
L’inconvénient, quand on a été urgentiste en Syrie pendant la guerre, c’est qu’on a aucun document attestant de ses compétences. Donc quand on se réfugie au Canada, on fait ce qu’on peut : on fait cuire des trucs dans un restaurant oriental de Toronto. Et malgré tout, on est sincèrement reconnaissant, parce qu’on est vivant, sa sœur aussi, qu’on peut enfin se poser sans se demander quand sera la prochaine expulsion, et c’est bien ça l’essentiel.
Jusqu’au jour où, suite à un accident de la route, un camion explose la vitrine du restau, percute plusieurs clients et laisse la salle inaccessible aux secours. Et où l’un des clients présente des signes cliniques d’hémorragie cérébrale.
Transplant commence donc sur les chapeaux de roue, avec de l’intervention d’urgence bien trash et bien visuelle. Mais ça ne deviendra pas la signature de la série : si elle traite naturellement d’urgences vitales qu’il faut traiter là maintenant attention ça va mourir, elle ne rejouera guère le pic de stress et de panique de la séquence d’ouverture. Il ne s’agit en effet pas d’une série médicale procédurale comme pouvait l’être Urgences (en particulier dans ses premières saisons).

Car Transplant a un tout autre sujet, à ma connaissance jamais traité sous cet angle : le choc des cultures et l’intégration, vus ici par un homme très compétent mais bourré de traumatismes, qui doit s’adapter à un environnement beaucoup plus avancé et technologique que celui qu’il a quitté et qui doit faire ses preuves dans une équipe aux procédures différentes, où il est naturellement placé sous l’autorité de gens moins expérimentés mais plus au fait des outils locaux. Ce choc des cultures permanent va jusqu’à des petits détails, comme l’incompréhension quand quelqu’un qu’on vient de traiter attaque en justice pour se faire dédommager des effets secondaires — un truc inimaginable en Syrie, où les gens sont déjà contents d’avoir trouvé un chirurgien.
La série traite aussi de déracinement, de ceux qu’on a laissés et qu’on essaie d’aider comme on peut, de ceux qu’on a rencontrés auxquels on s’attache, de l’envie de retourner au pays ou de celle de s’installer définitivement. Elle joue souvent assez finement de la confrontation de points de vue entre Bashir et sa sœur, qui, ayant douze ans et sortant de deux ans de dérive de camps de réfugiés en hébergements d’urgence, vit l’intégration de manière très différente – en plus de devenir de plus en plus autonome, comme n’importe quelle adolescente.

Rassurez-vous, si vous êtes fans d’interventions chirurgicales, de toubibs qui tentent de comprendre d’où vient tel ou tel symptôme improbable ou qui sauvent la situation à la dernière seconde, vous ne serez pas perdu : Transplant reste une série médicale qui se déroule dans un service d’urgences. C’est juste que sauver des patients n’est que l’enjeu d’un épisode, alors qu’apprendre à vivre dans un environnement inconnu avec des gens d’une autre culture est l’enjeu de toute la série.
Et puis, il y a les autres « transplants ». Parce que les auteurs jouent délibérément de la polysémie du terme, qui désigne littéralement la greffe ou le greffon, ainsi que le repiquage de plantes et les plantes ainsi déplacées. Il y a donc un autre « transplant » au sens figuré, Theo, interne en urgence pédiatrique qui débarque de la campagne où il a laissé femme et enfants, pour qui le choc culturel est évidemment moins prononcé mais qui doit lui aussi gérer le déracinement. Et il y a Mags, interne urgentiste en attente de « transplant » au sens littéral, son cœur souffrant d’une arythmie qui pose un vrai risque vital.
Soit dit en passant, vous comprenez pourquoi je ne vais pas reprendre le titre massacré par TF1, « Dr Bash ». Ça marchait quand « Doogie Howser, M.D. » devenait « Dr Doogie » ou quand « House M.D. » devenait « Dr House » ; mais là, ce « Dr Bash » donne l’impression d’une série entièrement centrée sur Bashir (ce qu’elle n’est pas) et plutôt légère (ce qu’elle n’est absolument pas, même s’il y a quelques passages comiques de temps en temps). Pour compliquer le tout, diffusez ça à l’heure où les gens vont se coucher et veulent une distraction tranquille plutôt qu’un feuilleton dramatique à suivre avec attention, et vous obtenez un gadin monumental que la direction de la chaîne a arrêté après cinq épisodes seulement. 1 Donc, ici, Transplant restera Transplant, on considérera que c’est sous ce titre que vous pouvez la voir sur Prime, on oubliera l’épisode TF1, et pis c’est marre.

La série en fait parfois un peu trop, comme si elle voulait à tout prix qu’on voie à quel point ses personnages sont méritants. Cependant, elle montre aussi leurs faiblesses ; en particulier, si Bashir a toujours les meilleures intentions, il peut être buté et mépriser les points de vue des autres, avec parfois des conséquences délétères. Et surtout, les effets de manche et rebondissements un peu forcés passent grâce à un excellent casting, généralement juste jusqu’au dernier des seconds rôles. Transplant a d’ailleurs raflé trois des quatre prix accordés aux acteurs lors des Canadian Screen Awards de 2022. Les dialogues sont souvent très réussis quelle que soit la langue utilisée 2, et les aspects techniques sont pour leur part plutôt soignés, sans être ahurissants.
Dans l’ensemble, Transplant renouvelle donc agréablement la série médicale urgentiste, avec un sous-texte sur l’accueil des réfugiés, l’utilisation des compétences de chacun et le fait qu’on est tous un peu transplantés chaque fois qu’on déménage. Elle souffre d’effets de manche parfois un peu visibles et d’une mise en place peut-être un peu trop gratuitement spectaculaire, mais elle profite de personnage bien construits, d’une utilisation naturelle d’au moins trois langues qui aide à comprendre les petits et grands chocs culturels du quotidien, et de passages prenants et même difficiles pour le spectateur.
- Notez comme j’ai élégamment évité de souligner qu’en prime, les auditeurs habituels de la fin de soirée sur TF1 ne sont pas forcément le public le plus enclin à s’intéresser aux misères des réfugiés, vu comme ils votent.[↩]
- Je jugerai pas la cohérence des passages en arabe, mais le phrasé semble naturel entendu d’ici.[↩]