Yellowstone
|de Taylor Sheridan et John Linson, depuis 2018, ****
Vous connaissez le Montana ? Ça se situe juste au nord du Wyoming, et logiquement, c’est donc un peu pareil, mais plus sauvage.
Oui, plus sauvage que le Wyoming.
C’est-à-dire qu’après, pour trouver encore plus sauvage, il reste les coins reculés des Territoires du Nord-Ouest et la fosse des Mariannes. Et encore, y’a un doute pour celle-ci.

— Oh, une petite vingtaine de miles carrés, mais celle d’à côté est déserte donc on a un peu de place quand même.
- photo Paramount Network
On y trouve deux habitants au kilomètre carré, en comptant les villes.
Et les Dutton n’habitent pas en ville : ils possèdent le ranch Yellowstone, qui est le plus grand de l’État — à vue de nez, il doit faire la surface d’un département ou d’une région chez nous. Ça ne plaît évidemment pas à tout le monde. Les promoteurs immobiliers1 aimeraient bien récupérer un peu de cet immense espace pour faire, qui sait, une station de ski, un aéroport, un hôtel de luxe. Les Indiens de la réserve proche voudraient en profiter pour faire un casino et sortir de la misère – tout en rappelant que c’est pas naturel que la terre appartienne à quiconque, mais qu’à tout prendre, elle devrait être à eux… Les autres éleveurs voudraient accéder à ces terres pour faire paître leurs propres vaches, et les écologistes trouvent honteuse cette exploitation des terres et du bétail et voudraient faire une grande réserve naturelle.
Et par ailleurs, le Montana fait partie de ces régions de la planète qui veulent la peau des gens, entre gelées hivernales à faire peur à un Savoyard, loups et ours affamés qui sortent parfois des forêts, et impossibilité totale de contacter les secours en cas de besoin. Tenir un ranch ici, c’est un combat permanent.
Heureusement, les Dutton sont nombreux. John, sexagénaire toujours prêt à abattre ceux qui mettent un pied sur les terres de ses ancêtres, a quatre enfants. Lee, héritier désigné, dirige la Montana Livestock Commission, sorte de milice dédiée à la protection des élevages. Bethany, spécialiste en gestion de capital qui a fui un temps vers la Californie, son soleil et ses corporations, est revenue ouvrir une boîte d’investissements au Montana pour s’adonner à son passe-temps favori : faire beaucoup d’argent en détruisant beaucoup de monde. Jamie, ambitieux juriste qui se rêve gouverneur de l’État, mène les batailles judiciaires du ranch avec une loyauté absolue envers son père et une absence totale de scrupules vis-à-vis des autres. Kayce, benjamin de la fratrie, s’est engagé dans les Navy SEAL pour fuir tous ces connards et cette ambiance de merde, mais l’armée n’a qu’un temps et il a bien dû revenir faire ce qu’il sait faire : débourrer des chevaux, pousser des vaches, aimer sa femme et regarder grandir son fils.

— J’ai détruit l’entreprise qui voulait racheter nos terres et poussé sa patronne au suicide. Et toi, Rip ?
— J’ai ramené un type qu’on a trouvé sur nos terres à la gare.
- photo Paramount Network
Et puis, il y a le presque-Dutton, le presque-fils, l’âme damnée de John, Rip, l’enfant perdu qui a débarqué au ranch à 15 ans, qui ne connaît que ça, qui a gravi les échelons pour devenir contremaître et teigneux en chef, qui dirige le quotidien et mène l’équipe de cow-boys marqués au fer rouge du Y du ranch — ceux qui, bien souvent, ont fui les autorités, ceux qui se chargent des opérations spéciales, qui raccompagnent les inconvenants jusqu’à la gare, et pour qui le ranch est à la fois le dernier refuge et l’ultime demeure.
Cette galerie de crevures, pardon, de personnalités adaptées à la réalité du climat météorologique, politique et juridique local, est évidemment entourée d’autres individus tout aussi recommandables : chef de réserve indienne, directeur de police tribale, entrepreneurs et avocats d’affaires… Comme disait Walker : « Oublie les ours et les loups, les serpents, toutes ces merdes… On est la pire putain de saloperie sur cette planète. »

En fait, dès le début, Yellowstone renvoie assez directement à deux grandes œuvres : c’est Sons of Anarchy au pays de Wind river. C’est peut-être pas un hasard, puisqu’elle a été créée par John Linson, producteur de la première, et Taylor Sheridan, auteur-réalisateur du second. Du coup, ça rappelle aussi forcément Longmire par moments, notamment dans le traitement des relations entre Blancs et Indiens.
C’est donc en vain que vous chercherez un personnage gentil, bienveillant et positif.
Cependant, Sheridan, qui a écrit tous les épisodes et réalisé la première saison, a une autre obsession : rien n’est tout noir ou tout blanc. Chaque tas de merde a une part d’élégance, voire de tendresse bien enfouie tout au fond. Si John s’acharne tant sur ce ranch et lutte contre toute tentative de modernisation, c’est aussi parce qu’il est profondément touché par la beauté de ce pays quasi sauvage, qu’il ne se lasse pas de cette vie au grand air au milieu des bêtes, et qu’un lever de soleil sur les pins gelés serait évidemment pas pareil avec une tour de contrôle dans le paysage. Si Beth adore voir des gens à sa botte et plus encore leur planter un talon aiguille dans le dos juste pour voir la surprise sur leur visage, elle éprouve un attachement viscéral et un instinct de protection sans faille pour les chiens errants. Si Thomas est prêt à toutes les compromissions pour construire son casino, c’est aussi par authentique envie de sortir son peuple de la misère.

Il faut souvent du temps pour commencer à voir les faces B des différents personnages, mais tous sont, d’une manière ou d’une autre, sur le fil. En particulier, la haine de Beth envers Jamie, si profonde qu’elle éclabousse à peu près tout le monde à un moment donné, n’est expliquée que par petites touches au fil des trois premières saisons. Plutôt que sur l’identification, Sheridan mise donc sur la fascination et l’envie de comprendre : le spectateur regarde la série parce que « mais qui sont ces gens, comment vivent-ils, pourquoi font-ils ça ? » et non parce qu’il s’imagine à leur place.
Il injecte aussi, entre deux tirs de précision et démontages de gueules à coups de bottines, une vraie dose de poésie naturaliste. Ben Richardson, directeur de la photographie, l’aide beaucoup, avec une image absolument sublime d’un bout à l’autre. Le Montana est magnifique, et il est bien difficile de ne pas tomber amoureux de ces paysages — tout en restant parfaitement conscient de leurs dangers : ce n’est pas un amour béat et naïf, mais un sentiment profond et conscient face à un monstre hostile, un peu comme la vision de l’Everest chez Imbert ou Taniguchi. C’est ainsi le même environnement qui nourrit à la fois l’implacable dureté des personnages et leur authentique poésie intérieure.

Et puis, il y a ces touches d’humour dispersées çà et là, qui débarquent parfois sans prévenir, tendres, vachardes, totalement cyniques ou bêtement potaches. Là encore, rien n’est noir ou blanc : les personnages tragiques (quasiment tous en fait) ont leurs saillies amusantes, tandis que les bouffons de service peuvent prendre du plomb dans la tête (pas toujours littéralement) et développer une vraie personnalité.
Par ailleurs, le cadre n’est pas là que pour faire joli. Le ranch doit tourner, et on voit régulièrement comment il fonctionne, comment les cow-boys sécurisent et dirigent les vaches, comment on sélectionne les meilleurs chevaux – que ce soient les plus fidèles qui serviront sans faillir et deviendront des membres de la famille, ou les plus vicelards qui rapporteront des fortunes au rodéo… Ça n’est pas que pour l’étiquette « western » qui permet de sortir des flingues à tout moment que Yellowstone est placée là où elle est, mais aussi pour montrer honnêtement un mode de vie sans doute en voie de disparition.
Enfin, certains aspects sociaux sont au cœur des intrigues, notamment la volonté de l’administration de contrôler la population indienne par des méthodes souvent abjectes, nourrissant une méfiance permanente qui ne simplifie évidemment pas la cohabitation…

C’est donc une série à la fois dure et tendre, violente et drôle, magnifique et terrible, que l’on regarde un peu comme un serpent à sonnettes : c’est beau mais ça pique. Il vaut mieux avoir le cœur bien accroché (si vous avez trouvé Longmire violent, passez votre chemin), mais cette plongée auprès des derniers vrais cow-boys dans leur environnement naturel, mâtinée d’une touche de guerre de gangs et de politique sociale, est une réelle réussite.