Longmire

de John Coveny et Hunt Baldwin, 2012–2017, ****

Quatre.

Ils sont quatre.

Quatre flics pour l’en­semble du bureau du shé­rif du com­té d’Absaroka, à lui seul plus grand que cer­tains États. Heureusement, dans ce coin per­du du Wyoming, tout est plu­tôt calme : il y a des miles entre la plu­part des habi­ta­tions, tout le monde sait que tout le monde est armé, les agri­cul­teurs connaissent leurs ter­ri­toires et les autres vivent pai­si­ble­ment à Durant, seule ville de la région. Même la réserve cheyenne qui jouxte le com­té, avec son bureau de police fort de… trois hommes, vivote tran­quille­ment entre petits bou­lots et alcool, et les vio­lences entre red­necks et Indiens sont rares.

Tant mieux, parce que le shé­rif est un peu dans les choux. Veuf depuis un an, il peine à se rele­ver. Il passe le plus clair de son temps à tom­ber des Rainier et laisse le gros du bou­lot à ses adjoints : un beau gosse au regard d’a­cier qui rêve de deve­nir shé­rif, une fli­quette qui a quit­té la crim” de Philadelphie dans des cir­cons­tances troubles, et un jeune plein de bonne volon­té à défaut de talent.

Mais les choses se com­pliquent : un Cheyenne ambi­tieux veut mon­ter un casi­no pour atti­rer l’argent et sor­tir la com­mu­nau­té de la misère. La pers­pec­tive attise convoi­tises et ten­sions, et on com­mence à trou­ver de plus en plus sou­vent des cadavres de moins en moins accidentels…

Robert Taylor dans Longmire
Dans un wes­tern, il faut un train. Dans un polar, il faut une vic­time. Donc, dans Longmire, il faut une vic­time cou­chée sur des rails. — pho­to A&E

Longmire reprend une recette très clas­sique : chaque épi­sode pré­sente une enquête auto­nome, tan­dis que des fils rouges dis­sé­mi­nés tout du long per­mettent de lier la série et de faire évo­luer la situa­tion géné­rale. Elle intègre des per­son­nages très clas­siques : le shé­rif tai­seux pour qui la loi est un guide approxi­ma­tif plu­tôt qu’un prin­cipe abso­lu, le second à qui tout réus­sit et qui veut prendre la place du chef, le gen­til qui essaie d’ar­ran­ger tout le monde, la tei­gneuse vague­ment amou­reuse de son boss, l’in­dé­fec­tible ami qui est là pour les coups durs et qui arron­dit les angles. Les situa­tions sont elles aus­si clas­siques, avec des cadavres qui débarquent au petit matin, la bour­gade rurale où l’on se croi­rait au 19e siècle si les F150 n’a­vaient en par­tie rem­pla­cé les quar­ter horses, les Indiens qui se méfient des Blancs et les Blancs qui méprisent les Indiens. Et l’é­qui­libre entre fond impla­cable et humour plus ou moins léger est, vous l’au­rez devi­né, clas­sique. Du coup, ses his­toires sont clas­siques, sa réa­li­sa­tion est soli­de­ment char­pen­tée selon les codes clas­siques, sa direc­tion d’ac­teurs est très classique.

Longmire est une série poli­cière wes­tern, et elle assume par­fai­te­ment. Elle res­pecte les codes et les trames tra­di­tion­nelles des deux genres — en lor­gnant sur la tra­di­tion du wes­tern cré­pus­cu­laire et du film noir, évidemment.

Bailey Chase dans Longmire
Beau gosse de ser­vice, intel­li­gent, tra­vailleur, sûr de moi. Enfin, au début. — pho­to A&E

Oui, mais.

Mais il serait injuste de réduire Longmire à cela. Elle pos­sède une ori­gi­na­li­té, une sub­ti­li­té, une pro­fon­deur qui n’ap­pa­raissent pas sur l’affiche.

D’abord, parce que ses per­son­nages évo­luent vrai­ment. Ils découvrent des choses, sur eux-mêmes comme sur le monde. Ça peut être une balle per­due qui rend bru­ta­le­ment para­noïaque ou la lente réa­li­sa­tion que tel enne­mi n’est peut-être pas aus­si pour­ri qu’on vou­drait le croire.

Katee Sackhoff, Robert Taylor et Zahn McClarnon
Ici, c’est la rés”, shé­rif. Donc c’est ma dis­pa­ri­tion. Quand on aura trou­vé le corps, s’il est sur le com­té, je vous appelle. Et si c’est un Cheyenne qui l’a tué, on appel­le­ra le FBI. — pho­to Ursula Coyote

Ensuite, parce qu’elle se per­met régu­liè­re­ment de plon­ger dans les arcanes du sys­tème poli­cier et judi­ciaire qui s’est mis en place au fil de l’his­toire des États-Unis. Ce sys­tème où les flics ne sont pas eux-mêmes tou­jours cer­tains des limites de leur juri­dic­tion, qui varient selon les lieux bien sûr (les com­tés et les réserves ont leurs propres polices sépa­rées), mais aus­si selon les situa­tions et le type de délit ren­con­tré. Si une Blanche tue un Blanc en légi­time défense dans la réserve cheyenne, doit-elle être exa­mi­née par la jus­tice tri­bale, par le tri­bu­nal du com­té, par l’État ou par les auto­ri­tés fédé­rales ? Attention, il suf­fi­rait de trou­ver un joint sur la scène pour chan­ger de réponse… Et si un offi­cier de l’État abuse de son pou­voir pour pla­cer des enfants Cheyenne chez des Blancs, qui peut le poursuivre ?

David Midthunder dans Longmire
Tu connais la légende des chiens sol­dats ? Je t’ex­plique : on est déjà morts, on pro­tège les Cheyennes, et vous, les enva­his­seurs, vous allez mou­rir. — pho­to A&E

Si les rela­tions entre Blancs et Cheyennes sont au cœur de la plu­part des épi­sodes, Longmire fait éga­le­ment atten­tion à les pré­sen­ter sous dif­fé­rents angles et en variant les sujets. Dépendance, chô­mage, aide juri­dic­tion­nelle, viols, déve­lop­pe­ment des ter­ri­toires et pré­ser­va­tion de leur authen­ti­ci­té, légendes indiennes, impact de trois siècles de colo­nia­lisme sur les autoch­tones comme sur les conqué­rants, vio­lences ordi­naires, drogues, pros­ti­tu­tion, parc immo­bi­lier… Il met aus­si en lumière les divi­sions de ceux qu’on pour­rait croire unis : les Cheyennes sont tou­jours enne­mis des Crows et les tra­di­tio­na­listes ne sont pas alliés des modernistes…

D’autres épi­sodes relèvent exclu­si­ve­ment des Blancs, comme celui où un couple aisé se fait voler par des fans de rodéo, celui où une chasse au tré­sor tourne mal, ou ceux basés sur les red­necks réfrac­taires par prin­cipe à toute auto­ri­té qui vien­drait res­treindre leur liber­té, et qui estiment donc avoir le droit d’a­battre tout agent offi­ciel qui met­trait un pied sur leurs terres — même juste pour pas­ser un coup de fil après un acci­dent de la route1.

Robert Taylor et A Martinez dans Longmire
— Je sais que c’est toi qui m’as fait tabas­ser pour que j’en­quête pas sur la drogue dans ton casi­no, cre­vure cheyenne !
— Rien de cela n’est vrai, shé­rif. Mais même si c’é­tait le cas… Peut-être que c’é­tait méri­té ?
- pho­to A&E

L’autre truc très réus­si, c’est que rien n’est jamais noir ou blanc : chaque être humain a des aspects brillants et des côtés dégueu­lasses. À part peut-être la secré­taire — mais c’est juste qu’en six sai­sons, on n’a pas évo­qué sa vie pri­vée. C’est ce qui rap­proche le plus clai­re­ment la série du film noir : entre héros et ordures, il n’y a qu’une fine ligne de démar­ca­tion, qui tient peut-être plus du point de vue que de la véri­table fron­tière. Si l’on com­mence natu­rel­le­ment avec la vision de Walt Longmire, on s’a­per­çoit vite que celle-ci est biai­sée, que sa morale n’est pas exempte de trous, que ses pré­ju­gés le guident plus sou­vent qu’il ne vou­drait l’a­vouer, et que tous ses enne­mis ne sont pas pires que cer­tains de ses amis.

Lou Diamond Philips et Cassidy Freeman dans Longmire
Évidemment, les Cheyenne sont libres. Libres de res­ter dans la réserve, libres de jamais trou­ver un bou­lot, libres de se faire virer sans indem­ni­tés, libres d’être trop pauvres pour se payer un avo­cat et faire valoir leur droit à la liber­té. Tu vas galé­rer, ma belle… — pho­to Netflix

Le spec­ta­teur est ain­si invi­té au fil du temps à se faire sa propre vision des choses ; et si la série est dans l’en­semble une ode au liber­ta­ria­nisme des grandes plaines et des rocheuses, elle en cri­tique aus­si sou­vent les excès et s’en prend régu­liè­re­ment au manque de struc­tures d’as­sis­tance pour les pauvres.

Adam Bartley et Cassidy Freeman dans Longmire
Oui, Ferg, t’es gen­til, donc tu pleures. Mais c’est mon mec qui est mort, là… — cap­ture Netflix

Sous son allure de polar/western qui joue aux cow-boys et aux Indiens en chan­tant la gloire du pays de la liber­té, Longmire est donc une série pleine d’am­bi­guï­tés, de zones sombres et de petits trucs réa­listes. L’ambiance est dure et impla­cable, et mieux vaut avoir le cœur bien accro­ché : cer­tains cadavres ne sont pas beaux à voir et quelques sur­vi­vants ne valent guère mieux. Mais en explo­rant peu à peu les dif­fé­rentes facettes de son uni­vers, l’air de rien, la série offre des per­son­nages plus tou­chants que leurs sté­réo­types et un monde assez cap­ti­vant pour faire pas­ser cer­tains rebon­dis­se­ments un peu excessifs.

  1. Rappelons en pas­sant qu’Absaroka était le nom du pro­jet de 49e État, qui aurait été for­mé par séces­sion de régions du Montana, du Wyoming et du Dakota du Sud en pro­tes­ta­tion contre le New Deal et le gou­ver­neur démo­crate du Wyoming, à la fin des années 30.