Le sommet des dieux

de Patrick Imbert, 2021, ****

Quand on aime les films d’al­pi­nisme, on n’a pas énor­mé­ment de choses à se mettre sous la dent. Les cinéastes racontent rare­ment des his­toires de mon­tagne ; ils l’u­ti­lisent plu­tôt comme cadre pour dérou­ler des his­toires qui n’ont rien à voir — des films d’ac­tion comme Cliffhanger ou Les loups entre eux, des sur­vi­vals débiles comme La mon­tagne entre nous, des mélos niai­seux comme Belle et Sébastien, des comé­dies roman­tiques comme L’ascension

Oui, je sais, L’ascension était un peu à part : mine de rien, ça et là, il par­lait aus­si par­fois d’al­pi­nisme. Mais il res­tait loin des films dédiés au sujet, tels qu’Au-delà des cimes ou Free solo. Ou même des rares block­bus­ters par­lant vrai­ment d’al­pi­nisme, comme Everest, qui se pré­sen­tait comme un sur­vi­val mélo­dra­ma­tique mais était aus­si un vrai film de montagne.

Tout ça pour dire que dans ma Charente actuelle, la sor­tie d’un film capable de me rap­pe­ler com­ment c’é­tait de gran­dir dans les Alpes est tou­jours un petit évé­ne­ment, qui jus­ti­fie que je me fasse une grosse demi-heure de route pour aller au Cinéma de la Cité (avec ses fau­teuils bleus défon­cés, ses salles pas noires qui reflètent la lumière du film et ses petits écrans per­dus au milieu du mur) quand mon CGR habi­tuel décide de sno­ber un film.

En plus, là, il s’a­git du Sommet des dieux. Et Le som­met des dieux, pour les dis­traits du fond, c’est une des œuvres majeures de Maître Taniguchi, une de celles où son talent de des­si­na­teur, de cadreur et même de let­treur est le plus évident, le tout étant au ser­vice d’une his­toire com­plexe et sai­sis­sante (basée sur un roman de Yumemakura). Autant dire que même en met­tant mon fan­boyisme de côté, une adap­ta­tion ciné­ma­to­gra­phique de cette œuvre est for­cé­ment atten­due au tour­nant. J’étais exci­té à l’i­dée de la lais­ser m’emmener au som­met, mais en cas de chute, je n’au­rais eu aucune hési­ta­tion à cou­per la corde.

Habu au relai
Des gens simples et des nœuds com­plexes dans un cadre sublime : un bon résu­mé de l’al­pi­nisme. — image Wild Bunch Distribution

La pre­mière chose qu’il faut noter, c’est que Imbert n’a pas cher­ché à suivre le style de Taniguchi. Son Sommet des dieux a sa propre palette gra­phique, plus ins­pi­rée de la bande des­si­née fran­co-belge que du man­ga, avec des fonds tex­tu­rés au ren­du presque pho­to­gra­phique. C’est bien joué : sachant que la plu­part des spec­ta­teurs auront lu le man­ga, choi­sir une esthé­tique tota­le­ment dif­fé­rente per­met d’en­trée de désa­mor­cer la com­pa­rai­son et de se pré­sen­ter comme une autre œuvre, indé­pen­dante du maté­riau original.

Pour autant, le des­sin ani­mé reprend gra­phi­que­ment un élé­ment fon­da­men­tal : la mon­tagne n’est pas sim­ple­ment belle. Elle est fas­ci­nante, cap­ti­vante, impres­sion­nante, mor­dante et ter­ri­fiante par­fois. Les alpi­nistes ne sont pas des esthètes venant admi­rer de jolies choses, mais des dro­gués qui, sous pré­texte de com­pé­ti­tion et de per­for­mance, affrontent sur­tout leurs propres démons inté­rieurs. C’est évi­dem­ment le cœur du récit, mais cela trans­pa­raît clai­re­ment dans les choix gra­phiques, où les héros ont un des­sin aus­si simple que leur per­son­na­li­té et où ils évo­luent dans un cadre aus­si gran­diose que flippant.

Mallory et Irvine en 1924
Dis, Andrew, tu n’as pas oublié l’ap­pa­reil pho­to ? Ce serait bal­lot d’être venus pour rien… — image Julianne Films / Folivari

Le récit suit essen­tiel­le­ment Fukamachi, qui a croi­sé un vieux Kodak Vest Pocket et un ours dans un coin de Katmandou. Il y voit, res­pec­ti­ve­ment, l’ap­pa­reil de Mallory, qui pour­rait répondre au plus vieux mys­tère de l’al­pi­nisme, et Habu, une ancienne gloire dis­pa­rue depuis des années. En se docu­men­tant sur les pages de l’al­pi­nisme japo­nais écrites par Habu, il se forge une convic­tion : si celui-ci est encore vivant, alors non seule­ment il grimpe tou­jours, mais il reste sans doute obsé­dé par l’am­bi­tion d’ou­vrir la face sud-ouest de l’Everest en solitaire.

Les allers-retours entre époque moderne (le récit se déroule, à la louche, à la fin des années 90), années 20 et années 70 sont natu­rels et logiques, au fur et à mesure des décou­vertes du nar­ra­teur. Cela per­met de ryth­mer le récit tout en dévoi­lant peu à peu le tableau des bas­cu­le­ments, ces moments où des gens nor­maux, pro­fes­sion­nels, rela­ti­ve­ment inté­grés à la socié­té, se laissent embar­quer par leur fas­ci­na­tion pour la mon­tagne. Les aspects tech­niques et psy­cho­lo­giques sont pré­sen­tés tour à tour, géné­ra­le­ment sans lour­deur, et les des­si­na­teurs se sont mani­fes­te­ment docu­men­tés sur l’u­ti­li­sa­tion des ancrages et des cor­dages — on est d’au­tant plus sur­pris que, lors de sa chute dans les Grandes Jorasses, Habu soit tou­jours en bout de corde après plu­sieurs dizaines de cen­ti­mètres de remon­tée sur son prus­sik. Petit bonus que ceux qui la ver­ront goû­te­ront comme elle le mérite : la faute d’or­tho­graphe en « une » du jour­nal, typique de la presse fran­çaise des années 70 ten­tant d’é­crire des noms japonais.

Seul au sommet
Un jour, un pote est mort, depuis je grimpe tou­jours seul. — image Wild Bunch Distribution

Naturellement, Magali Pouzol et Patrick Imbert ont dû faire des coupes dans le scé­na­rio : l’a­dap­ta­tion de Taniguchi fai­sant cinq volumes de man­ga bien denses, elle ne tien­drait pas en deux heures (et encore moins en une heure trente). L’évolution de Fukamachi est donc allé­gée, l’his­to­rique des expé­di­tions hima­layennes japo­naises est abré­gé, et le der­nier « cut » arrive bien plus tôt que dans le man­ga. Mais dans l’en­semble, c’est un beau tra­vail de chi­rur­gien, qui a cou­pé les par­ties redon­dantes ou super­flues pour gar­der le dense et le signi­fi­ca­tif. On conserve ain­si l’es­prit rude et sans com­pro­mis des œuvres originales.

Je ne trouve qu’un détail à cri­ti­quer : l’im­passe sur la pre­mière ten­ta­tive japo­naise vers le som­met de l’Everest, un moment extrê­me­ment révé­la­teur pour la psy­cho­lo­gie de Habu, qui manque un peu ici — on a l’im­pres­sion que son bas­cu­le­ment se fait d’un coup dès le pre­mier acci­dent, alors que c’est une suc­ces­sion d’é­vé­ne­ments et de drames qui l’a­mènent là où il est.

L’ensemble est donc entraî­nant, pre­nant, éton­nam­ment psy­cho­lo­gique vu qu’on parle fon­da­men­ta­le­ment d’ours misan­thropes, bien por­té par un gra­phisme sublime, varié et ori­gi­nal. Plus qu’une simple adap­ta­tion ani­mée, c’est une œuvre déri­vée du Sommet des dieux de Yumemakura et Taniguchi, avec sa propre vision des choses, qui mérite tota­le­ment d’être vue pour elle-même.