Supernatural
|d’Eric Kripke, 2005–2020, ****
Baby est américaine. Comme toutes les Américaines, elle est classe, tirée à quatre épingles, dans son élégant costume noir. Lorsqu’elle passe dans la rue, les hommes se retournent sur son passage avec une lueur de désir dans le regard. Du moins, c’est ce qu’elle veut croire.
Parce que Baby est américaine, et ça veut surtout dire qu’elle a la mâchoire carrée, qu’elle souffre d’un surpoids manifeste au-delà de son énorme cul, qu’elle boit plus que de raison et fait du bruit pour rien, et que tout son clinquant ne cache nullement l’approche de la cinquantaine — en fait, son côté bling-bling aurait plutôt tendance à la faire paraître plus vieille qu’elle n’est.
Mais le vrai problème de Baby, c’est que ses conducteurs se haïssent.
Quoi, je vous ai pas dit que Baby était une voiture ? Pardon Dean, pas juste une voiture, je sais. Je disais donc : une Chevrolet Impala Sport Sedan de 1967, équipée du V8 « small block » 3271 et d’une boîte Powerglide à deux rapports ?
Donc, Baby est l’objet le plus important de toute l’histoire de l’univers : la voiture de Dean. Et Dean voyage avec son frère, Sam. Dean et Sam se bouffent le nez en permanence : ils ont des caractères quelque peu différents et des projets de vie radicalement opposés. Dean est fonceur, profite de tous les plaisirs qu’il croise, son foie de héros résiste aux litres de bourbon qu’il ingère, il revient rarement plus d’une nuit dans le même lit et passe son temps à chasser des monstres — fantômes, goules, métamorphes, démons, vampires, loups-garous, dames blanches, complétez la liste à loisir. Il n’est jamais plus heureux que quand il fait la route de nuit du Kansas au Minnesota pour se jeter dans la mêlée avec un fusil à pompe chargé de gros sel ou de balles d’argent.
Sam est un peu plus réfléchi. Il prend soin de son corps, mange du chou frisé et boit des smoothies. À 22 ans, il avait son plan de carrière, basé sur la fac de droit dont il ne ratait pas un cours et la fille qu’il comptait épouser, Jessica. Mais un démon a tué celle-ci, Dean a débarqué sur ses talons, et Sam s’est retrouvé embarqué dans toutes ces conneries, celles précisément qu’il avait fuies en passant le bac. Autant dire que ça l’a pas mis de bonne humeur.
Voilà, prenez un type rangé, appliqué et méthodique, filez-lui un bon boost de rage pure, enfermez-le en voiture avec un type impulsif et violent, ajoutez les rancœurs et frustrations habituelles entre frères… Vous comprenez pourquoi je vous dis que Baby a un problème ?
Sam et Dean ne peuvent pas se piffer, mais ils ont un but commun : retrouver le démon aux yeux jaunes, qui a tué leur mère et Jessica, et l’envoyer ad patres. En fait, ils fonctionnent comme les Gaulois d’Astérix : toujours en train de se disputer, mais inséparablement unis sitôt qu’un ennemi commun apparaît. Peu à peu, d’ailleurs, au fil des ennemis communs, ils vont ravaler leurs rancunes et se rapprocher, sans jamais devenir tout à fait d’accord — ni même être simplement honnêtes l’un envers l’autre.
Autour de Baby, Sam et Dean gravite toute une galerie de personnages variés. Bobby, père tutélaire qui centralise les actions de la plupart des chasseurs de monstres américains, Ellen et Jo, tenancières d’un bar où tous viennent se bourrer la gueule entre deux chasses, Castiel, ange coincé du cul (pléonasme) qui finit par prendre goût à la Terre et aux bipèdes qui la peuplent, Crowley, roi des enfers qui n’a absolument aucun intérêt à voir la fin du monde2, Charlie, geekette pas super douée pour communiquer avec les gens, Rowena, sorcière écossaise au tempérament incendiaire, Chuck, prophète du Seigneur qui fait de ses visions une série de romans de gare baptisée « Supernatural »… Et ce, sans compter ceux qui n’apparaissent que pour un épisode ou un arc narratif, ni ceux que je ne peux pas évoquer sans spoiler des morceaux importants de la série3.
Ça peut paraître un peu bordélique (soyons honnête : parfois, ça l’est), mais ces personnages secondaires sont une vraie richesse de la série. J’irai même jusqu’à dire qu’ils la sauvent.
En fait, Supernatural n’aurait pas dû survivre à sa première saison. Répétitive, composée d’épisodes indépendants à peine liés par un vague fil rouge, tournant entièrement autour de ses deux héros et de leur voiture, déclinant à l’infini la même structure d’épisode, jouée par des acteurs en roue libre reproduisant toujours les trois mêmes expressions, c’était la fille naturelle de Starsky et Hutch et de Scooby-Doo. Logiquement, à l’heure de préparer la programmation pour 2006–2007, Warner aurait dû proposer gentiment à Kripke de retourner voir dans les années 80 s’il y avait des offres d’emploi pour lui.
Mais bon, Warner avait déjà beaucoup de boulot, restructurant tout son réseau de télévision : 2006, c’est l’année où The WB a fusionné avec UPN pour créer The CW. C’était peut-être pas le moment de financer des pilotes de nouvelles séries, il fallait garder une certaine continuité pour lancer le nouveau réseau, les audiences étaient pas si mauvaises, j’en sais rien… Bref, Supernatural est passée entre les mailles du filet et la deuxième saison a été produite.
Kripke, Singer et leurs coauteurs ont donc profité de celle-ci pour étoffer un peu leur univers et donner un environnement aux héros. Et ce fut une révolution.
Certains personnages, en particulier Jo (Bobby, Jody et d’autres prendront le relai dans les saisons suivantes), ont généré des arcs plus suivis et ont obligé Sam et Dean à évoluer, en les mettant face à leurs responsabilités et en leur donnant un port d’attache. C’est seulement à ce moment-là, dans les saisons 2 et 3 pour faire simple, qu’on a commencé à avoir des êtres humains auxquels se raccrocher, à suivre, avec lesquels rire ou pleurer, et plus des bourrins sans intérêt qui débarquent pour buter le monstre du jour en s’engueulant et hop on passe à la suite.
Un peu comme dans MacGyver vingt-cinq ans plus tôt, le rôle des personnages féminins change plus encore : d’abord limitées à décorer un plan ou à motiver Dean et Sam, les femmes et jeunes filles développent leurs propres buts et leur propre vision, Jody finissant par réunir un véritable clan d’amazones autonomes, qui vivent leur propre vie en parallèle des héros.
Avec le temps, Supernatural a aussi commencé à sortir de son schéma initial pour s’offrir des escapades à la tonalité ou au fond différents. Petit détail en passant : les titres des épisodes deviennent moins souvent le nom du monstre de la semaine, et plus souvent une référence culturelle quelconque — de paroles de classiques du rock aux citations historiques en passant par des répliques de série Z.
Et surtout, les auteurs jouent de plus en plus avec leurs personnages, leur image et leur caractère. Certaines créatures peuvent générer des univers virtuels où les héros vont tourner en boucle, ou leur donner une personnalité différente. Sam et Dean s’essaient tour à tour à la vie de famille, avec des fortunes diverses. On s’amuse parfois de la caricature viriliste qu’est Dean (un peu comme Nicky Larson, symbole du mâle inflexible, faisait craquer tous les flics une fois grimé en femme). Certains épisodes sont intégralement narrés du point de vue d’un autre personnage, et on pousse parfois jusqu’à l’autoparodie pure et simple.
Par exemple, les héros peuvent débarquer dans un univers où Supernatural est une série B télévisée, réalisée dans des décors en carton-pâte par un certain Bobby Singer (« Mais quel genre de blaireau donne son propre nom à un personnage ?!!! »), jouée par des inconnus nommés Jared Padalecki et Jensen Ackles qui se détestent mais savent sourire pour la caméra. Ailleurs, ils vont explorer une réalité alternative où le Titanic n’a pas coulé et où, entre autres conséquences de cette déviation initiale, Chevrolet ne dessine jamais l’Impala. Ou bien, il peuvent se retrouver projetés dans un dessin animé, où Baby doit affronter un van vert à fleurs oranges, où Dean avale autant de hamburgers que l’idiot en vert et le clébard réunis, le tout pour combattre un monstre, pardon, un promoteur immobilier4.
Si la première saison se contentait bêtement de décliner son concept, les suivantes montrent donc un effort constant d’approfondissement, non seulement par les personnages, mais par les thèmes abordés.
L’intégration de la chrétienté au folklore fantastique, avec l’apparition des anges et des démons, permet de reprendre les mythes classiques en leur donnant un sens et une symbolique nouvelle. Entre autres références bibliques, la légende de Caïn et Abel poursuit les héros, en filigrane plus ou moins présent, tout au long de l’histoire — Dieu est super fan de cette histoire d’affrontement entre frères. Cette reprise régulière, sous différents angles, permet de révéler peu à peu divers aspects des personnages et de les approfondir. En passant, les auteurs évoquent aussi leur propre complexe de supériorité en illustrant un Dieu narrateur et auteur, qui cherche à raconter l’histoire parfaite et se débat avec des personnages qui lui échappent régulièrement.
En outre, des épisodes historiques majeurs du christianisme, comme les chasses aux sorcières, sont régulièrement évoqués en faisant un parallèle avec l’ère moderne. Et la question de l’âme, de sa nature, de l’impact de sa perte, de pourquoi Lucifer et Michel cherchent chacun à en collecter un maximum, est un moteur important et récurrent des intrigues à long terme.
On n’ira pas jusqu’à dire que c’est intello. Après tout, il faut que Dean comprenne, et les références les plus subtiles qu’il peut saisir sortent de Star Wars ou de Busty Asian Beauties. Si des sujets comme les préjugés raciaux ou l’émancipation féminine sont évoqués, Supernatural reste extrêmement soft et apolitique par rapport à Buffy contre les vampires, pour ne citer qu’une seule référence en restant dans le même genre.
En fait, les auteurs naviguent soigneusement entre les polémiques et ménagent la chèvre et le chou. Ce n’est sans doute pas un hasard si Dean incarne le péquenot du Midwest, fan de la gâchette tendance libertarien, tandis que Sam reprend les traits du bobo de la côte ouest, intello et nettement plus gauchiste. C’est une stratégie calculée pour élargir le public, chaque stéréotype américain ayant un personnage auquel s’accrocher et un personnage dont se moquer. Même Baby refuse de choisir : fondamentalement, c’est une grosse berline familiale de bon père de famille5, mais dotée d’un hard top sans montants et d’une peinture noire nacrée pour ressembler aux muscle cars des vilains garçons de son temps.
Le seul point sur lequel Supernatural prend vraiment position pourrait se résumer ainsi : eh, les gars du Livre, détendez-vous un peu.
Votre dieu est une crevure sadique dans une partie de votre bouquin de référence, et un paléo-hippie qui prône l’amour et la tolérance dans une autre partie. Les anges sont ses soldats, qui exécutent ses commandements et rasent des villes entières sans sourciller, et des gentils qui veillent sur l’humanité. Lucifer est le Malin tentateur, mais aussi le premier usager du libre arbitre donné par Dieu. Dieu est omnipotent et écrit l’histoire, mais nous sommes libres et responsables de nos actes…
Bref, y’a de tout là-dedans, et ces incohérences ne peuvent s’expliquer que par deux hypothèses : soit Dieu fait n’importe quoi, ce n’est qu’un auteur médiocre qui a commencé à écrire son bouquin sans savoir où il allait, soit les prophètes sont humains et, comme tous les humains, ils comprennent de travers et réinterprètent selon leurs goûts. Donc, on peut jouer avec, on peut traiter les anges de trous du cul donneurs de leçons, on peut les humaniser de même que les démons, on peut réconcilier la théorie des multivers et l’idée d’un Dieu unique qui a créé l’univers pour nous seuls, on peut renvoyer dos à dos Michel et Lucifer6 ou assimiler Gabriel et Loki… Cette réinvention constante du christianisme à l’aune d’un rassemblement bordélique de tous les folklores de l’humanité est probablement l’un des éléments les plus intéressants de la série sur le long terme.
Accessoirement, mélanger multivers et chrétienté a permis aux auteurs de faire revenir des personnages qui manquaient afin de ramener les héros dans le droit chemin. Toute ressemblance avec les divinités ressuscitant Untel et Untel serait purement fortuite…
Au bout de quinze saisons, Supernatural s’arrête, avec une vraie fin cohérente et définitive (un peu comme Six pieds sous terre, quelque part). Elle laisse un bilan un peu inégal, plombé par une première saison franchement pauvre et quelques passages répétitifs, mais illuminé par des épisodes « hors-série » extrêmement réussis et une belle maîtrise narrative à partir de la troisième saison. Les acteurs, qui jouaient mal des personnages caricaturaux, évoluent au fil du temps pour devenir plutôt corrects (Jared finit même par être franchement bon sur certains passages), parallèlement à une évolution de tous les personnages vers plus de nuances et de profondeur. Le mélange syncrétique des diverses religions, légendes et récits classiques est franchement réussi et les auteurs parviennent à relancer, voire à réinventer leur univers régulièrement pour éviter l’ennui.
Sans être exemptes de faiblesses et de répétitions, les aventures de Baby et de ses chauffeurs s’avèrent donc entraînantes, amusantes et parfois même émouvantes — une fois passée l’épreuve de la première saison.
- Vous trouverez plusieurs motorisations différentes sur les sites qui en parlent, vu que les modèles utilisés pour le tournage n’avaient pas tous le même moteur et que celle dédiée aux gros plans avait un big block. Mais Baby a un 327 avec carbu quadruple corps, c’est Dean qui l’explique à son père, on peut lui faire confiance.
- Un ange et un démon impliqués dans le foirage de l’Apocalypse, ça pourrait rappeler De bons présages…
- J’en vois qui disent que déjà, ce paragraphe est limite.
- Dans les bonnes séries, le méchant est souvent un promoteur immobilier.
- D’ailleurs, lorsque le père de Dean l’achète, un des arguments est qu’une voiture comme ça peut rassurer les parents de ses copines, qui ne les laisseraient jamais monter dans un van aménagé…
- Idée poussée à l’extrême dans la dernière saison de Lucifer.