Civil war
|méta-reportage effréné d’Alex Garland, 2024
Quatre journalistes partent en Excursion. Ils sont à New York, ils visent Washington. Une petite balade de cinq heures ? Non, une épopée. L’armée loyaliste protège la capitale de toute arrivée, surtout d’un journaliste — il risquerait de remettre en question le narratif présidentiel selon lequel la guerre civile va bientôt se terminer par l’écrasement des factions sécessionnistes. C’est donc un trajet de près de 1500 km qui doit leur permettre de contourner le Maryland et de revenir via Charlottesville en profitant de l’avancée de l’Armée Occidentale (la coalition texano-californienne).
Pour Lee, photographe de guerre reconnue, et Joel, rédacteur expérimenté, c’est presque la routine : cela fait deux décennies qu’ils couvrent tous les conflits de la planète. La principale nouveauté, c’est de faire ça aux États-(dés)Unis. Mandatés par Reuters, ils espèrent arriver avant la prise de la Maison-Blanche et rêvent d’interviewer le président. Sammy, rédacteur pour le New York Times, est encore plus expérimenté : il a servi de mentor à Lee lorsqu’elle débutait. Il ne se voit plus courir devant les balles jusqu’au bureau ovale, mais il a bien l’intention de suivre l’Armée occidentale pour raconter sa progression. Et, squattant le siège arrière, il y a Jessie, qui a grandi en regardant les photos de Lee, a récupéré les FE2 qui traînaient chez son père et découvre le travail sur le terrain.
Et puis, il y a les autres. Vous savez, l’enfer, c’est les autres. Ceux qui profitent de tenir une station-service pour racketter les passants qui ont besoin d’essence1, ceux qui « se protègent » en tirant sur tout ce qui arrive à portée de leur .30–06, ceux qui exécutent tout ce qui n’est pas assez blanc à leur goût, ceux qui veulent à tout prix buter le président, ceux qui en profitent pour mener leurs propres règlements de comptes, ceux qui font tout pour ignorer qu’il y a une guerre dans leur jardin… mais aussi ceux qui tentent de faire tourner un camp de réfugiés ou de protéger les civils perdus au milieu des combats.
Au fil de ce road-movie, Garland fait des portraits. Rien de plus, rien de moins. Les « héros » eux-mêmes sont montrés, point. Ni chevaliers blancs de l’information, hérauts du quatrième pouvoir qui apportent la vérité aux masses ; ni vautours qui s’engraissent sur les cadavres, pisse-copie qui vendraient leur âme au diable pour un titre ronflant ou une photo choc. Ou plutôt, un peu tout ça à la fois. Leur boulot, c’est de montrer et de témoigner, et pour cela, ils ont surtout besoin que le Wi-Fi de ce putain d’hôtel marche. Les postures philosophiques, le jugement des événements, c’est l’affaire de ceux qui verront leurs images et liront leurs articles.
Et c’est aussi l’approche que Garland adopte, avec un scénario qui montre sans juger — à part peut-être les mensonges du président et le nationalisme xénophobe d’un soldat dérangé. Ses personnages sont ce qu’ils sont, la situation est ce qu’elle est, à vous de vous faire votre idée.
C’est sans doute le nœud du problème pour la critique, qui est extrêmement partagée sur la valeur du film. Pour certains, les personnages manquent de profondeur, les sujets sont juste survolés et Garland est passé à côté d’une excellente occasion d’envoyer un message. Pour d’autres, ce refus d’aller au-delà de « c’était comme ça » est la plus grande force du film, laissant au spectateur le soin d’y trouver du sens, d’essayer de comprendre comment on a pu en arriver là et quels sont les ressorts intimes des personnages.
Pour ma part, je dirais que des films à message clair, qui dénoncent ce qui ne va pas ou qui disent ce qui devrait être, on n’en manque pas. En revanche, un film qui reste sur le fil, juste assez distant pour ne pas s’attacher à ses personnages mais assez collé à eux pour nous faire partager leurs épreuves, qui montre un effondrement sans désigner un méchant qui l’aurait causé, qui laisse au spectateur le soin de réfléchir et éventuellement de prendre parti, c’est plus rare, sans doute plus difficile à réussir, et ça fait du bien de temps en temps.
Il y a en revanche un domaine qui fait l’unanimité : la technique.
La réalisation de Garland est millimétrée, le montage de Roberts fait preuve de fulgurances étonnantes, le mixage sonore de Barker fait entendre les moindres détails de l’environnement. Cela donne un film happant, où l’on comprend vite qu’il vaut mieux profiter du moindre moment de calme pour respirer un peu, avant de replonger dans le tourbillon étouffant du reportage. Le pire étant, bien entendu, ces quelques moments d’attente, où le montage devient brusquement posé, où le bruit de fond disparaît, où l’on est figé en pleine action, juste le temps de se demander par où ça va péter et si on l’entendra venir. Là encore, un vrai boulot de journaliste, où l’arrêt s’accompagne toujours d’une touche d’ennui ou d’une tension flippante et où, lorsque « ça » arrive, il faut tout faire, tout voir et tout enregistrer en même temps.
Pour que ça marche, les acteurs doivent incarner leurs personnages. Ça tombe bien, la plupart d’entre eux savent faire. Dunst et McKinley Anderson n’ont plus rien à prouver depuis des décennies, Moura a montré qu’il savait se faire oublier avec un Escobar époustouflant, et Spaeny… Ah non, Spaeny était surtout connue pour avoir incarné Pètcouille, le truc horripilant de Pacific rim : uprising. Et bien il s’avère que c’est une sacrée bonne actrice quand on lui donne des dialogues, un environnement et une direction. Jessie est le personnage qui évolue, gamine naïve mais douée d’un bon coup d’œil, puis personne normale dont le cerveau se fige face à des situations stressantes, et enfin reporter appliquée et concentrée jusqu’au bout sur sa mission. Et à chaque étape l’actrice est juste, son visage durcissant au fil du film pour passer d’un cliché de génération Z sur Instagram à une implacable pro en mission. Notons en passant que Garland a pu s’offrir un luxe rare : le film a été tourné chronologiquement, permettant à la fatigue des acteurs de suivre l’usure des personnages.
Bon, comme d’habitude, il y a un truc dont je n’ai pas parlé. Si vous traînez souvent par ici, vous vous doutez de quoi et de pourquoi. Il est donc temps d’aborder l’éléphant dans la pièce : la photo.
Lee et Jessie sont photographes. Moi aussi, quoi que pas dans le même domaine ni à la même échelle. C’est une de mes passions depuis tout petit, et comme j’ai en prime été journaliste (là non plus, pas dans le même domaine ni à la même échelle), ça fait quinze ans que je parle photo à longueur d’articles.
Du coup, quand il y a des photographes au cinéma, c’est un peu quitte ou double. Il suffit d’un détail pas correct (genre quelqu’un qui met un téléobjectif sur un télémétrique pour regarder au loin) pour me faire bondir dans la salle. À l’inverse, il suffit que quelqu’un tienne son boîtier de manière cohérente pour en faire un gros bon point d’un film.
Et là, c’est carrément le sujet de l’histoire.
Alors disons-le tout de suite : il y a deux trucs étonnants qui m’ont fait tiquer.
D’abord, Lee utilise des Sony récents (un Alpha 7R V et un 7 III ou IV si j’ai bien vu), ce qui est tout à fait normal pour ce type d’activité, mais elle colle régulièrement sur son boîtier à tout faire un objectif Leica M. Alors oui, ça l’inscrit dans la tradition du reporter en Leica, on peut penser qu’elle fait ça en hommage à ses prédécesseurs, que c’est un objet chéri hérité d’un mentor, ou même juste qu’elle aime l’esthétique particulière de cet objectif précis. Je ne verrais aucun problème à ce qu’elle trimballe ce caillou et l’utilise de temps en temps pour faire quelques clichés spécifiquement expressifs. Mais là, ce machin manuel est vissé sur son boîtier principal en pleines scènes d’action, où n’importe quel reporter va au contraire vouloir un autofocus qui réagit au doigt et à l’œil. C’est d’autant plus étrange que les auteurs ont bien pensé à lui faire sortir le 70–200 mm f/2,8 dès qu’elle avait besoin de voir un peu plus loin ou d’extraire un détail : il suffisait de remplacer le Leica par un 24–70 mm ou même un 35/1,4 moderne pour avoir effectivement la panoplie typique du photojournaliste, utilisée à bon escient d’un bout à l’autre du film.
Ensuite, je l’ai évoqué, Jessie utilise des FE2 récupérés chez son père. Ça a fait couler un peu d’encre chez certains critiques, genre « personne va faire du reportage en argentique de nos jours », « tu finis une pelloche en pleine action c’est mort pour toi », etc. Et évidemment, ça s’ajoute à la mise au point manuelle déjà reprochée au caillou Leica de Lee. Soyons honnête : ça m’a dérangé sur le moment.
Mais pour le coup, à la réflexion, je trouve ce choix pas si incohérent. Disons qu’il est bizarre, mais on peut le justifier. Le film le répète à plusieurs reprises, l’économie s’est effondrée avec la guerre civile, et le dollar américain ne vaut plus rien. La scène de la station-service est emblématique : il suffit de mentionner qu’on a des dollars canadiens pour éveiller la sympathie des pompistes. Jessie peut tout à fait, la guerre déclenchée, ne plus avoir la possibilité de se payer un boîtier numérique moderne.
Or, on ne connaît pas son parcours avant la guerre. Elle appartient à une génération où faire de l’argentique est cool. Pour l’anecdote, la rencontre entre Jessie et Lee, à base de « Oh un FE2 on n’en voit plus des masses de nos jours », je l’ai vécue dix ou quinze fois, et chaque fois l’utilisateur du X700 ou du AE‑1 Program à qui je parlais avait vingt ans de moins que moi. Il est donc plausible qu’elle soit passée directement du smartphone au FE2 avant la guerre, quand elle faisait de la photo pour le fun. Et lorsque l’effondrement s’est produit, qu’elle a voulu s’y mettre sérieusement et témoigner comme ses idoles, il était trop tard et le dollar était trop dévalué pour s’offrir autre chose.
En dehors de ces deux écueils, le film est juste. Comme pour les autres aspects, il n’explique pas, il montre ; ce sera donc à vous de comprendre pourquoi Joel fume et picole un peu plus que de raison, pourquoi il tient Jessie par le sac à dos quand elle avance pour photographier des miliciens au coin d’un mur, pourquoi Lee rampe pas à pas quand elle essaie de shooter un sniper alors qu’elle cavale en déclenchant à la volée face à une mitrailleuse, ou pourquoi les indépendants traitent les reporters qui accompagnent l’armée d” »embedded assholes ». Mais la gestuelle est excellente, jusqu’aux instants de stupeur où on oublie une seconde d’appuyer sur le déclencheur et la seconde qui suit, où on l’enfonce d’autant plus vite, comme pour rattraper le temps perdu. Les dialogues sonnent juste aussi, et j’ai croisé assez d’anciens photographes de guerre pour penser que « À ton avis ? » est exactement la réponse qu’ils feraient à quelqu’un qui leur demanderait s’ils photographieraient sa mort.
Finalement, le plus gros bug du film est la disparition des casques, jamais expliquée. Ce sont clairement des objets de valeur, quasiment indispensables dans un tel contexte — d’ailleurs, Lee insiste dessus au début du film. Les ont-ils échangés contre un plein ? Ont-ils été rackettés ou volés ? On n’en sait rien. Les habitués du cinéma savent qu’il y a sans doute une explication bien plus simple : éclairagistes, cadreurs, directeurs de la photographie et même acteurs détestent les casques, qui créent des ombres incongrues. Celles-ci détournent l’attention du spectateur, cachent les yeux des comédiens et compliquent la capture de l’interprétation. Mais il aurait été bon que le scénario y fasse allusion, ne serait-ce que par une évocation en passant.
Et puis, comme pour tous les films qui parlent de photo, on va inévitablement se demander comment ils sont eux-mêmes photographiés. Un film potentiellement bon qui parle de photo avec une image banale va forcément tomber à plat au moins sur ce point. Un film plus superficiel qui parle de photo avec une belle photo y gagne inévitablement.
Qui donc a photographié Civil war ? Rob Hardy. Directeur de la photo du sublime Boy A, du magnifique Ex Machina, de l’aussi joli qu’oubliable MI:Fallout et du discret mais élégant Broken. On est entre de bonnes mains.
Et donc, Rob Hardy nous offre des images absolument splendides. Parfois gerbantes (plaies béantes en gros plan, fosse commune, passages à tabac, tout ça), mais splendides. C’est un vrai film de photographe, avec des compositions impeccables, des astuces visuelles qui guident le regard ou le détournent pour retarder la découverte du détail important, une gestion de la lumière et de la couleur qui évolue avec les ambiances. Le montage et le mixage sonore font énormément pour immerger le spectateur, mais la photographie participe elle aussi pleinement à la tension dramatique.
Hardy intègre aussi les clichés pris par les héroïnes, et ces images fixes et silencieuses forment autant de contrepoints aux parties filmées. Vous venez de voir ce qu’il se passe, voyez pourquoi on est là. On note en passant la vraie raison d’être des FE2 : en shootant sur du négatif noir et blanc à gros grain, Jessie permet au spectateur de comprendre immédiatement qui a pris quelles photos. C’est particulièrement important lorsque l’on enchaîne un cliché de Lee et un des siens, où l’on voit d’un côté le sens de l’action de la reporter aguerrie et de l’autre les compositions plus aléatoires, mais aussi le coup d’œil prometteur de la jeune qui apprend. En passant, Hardy et Garland glissent dans les sélections d’images fixes des clins d’œil au processus d’editing : ils gardent souvent la meilleure photo, la plus parlante, pour la fin de la série.
Si vous êtes un peu comme moi, en sortant de Civil war, vous aurez juste envie de saisir votre appareil et de shooter ce que vous voyez de beau ou d’intéressant. C’est un film stressant, éreintant, parfois touchant malgré la distance qu’il préserve vis-à-vis de ses personnages, mais aussi énergisant.
Les gens de l’information, dont j’ai été pendant près de dix ans2, doutent énormément ces dernières années. Les rédactions souffrent d’un côté des pressions des actionnaires, de l’autre de la défiance publique (qui tourne franchement à l’hostilité dans certains cas). Si Civil war ne prend parti sur à peu près aucun des sujets qu’il aborde, il vient tout de même rappeler à ceux dont le métier est de témoigner pourquoi ils le font. Il ne dit même pas si ça en vaut la peine (le finale est aussi amer que satisfaisant), mais il rappelle que c’est important.
Et en prime, c’est un sacré bon film.
- L’Excursion pesait 3,3 t à vide. Ajoutez quatre journalistes et leur équipement, vous cramez 18 l aux 100 et vous comprenez pourquoi Sammy dit « Chaque occasion qu’on a de faire le plein, on doit en profiter. »
- Au risque de radoter, pas dans les mêmes circonstances ni sur le même type de sujet : mon journalisme était très calme et les principaux dangers qui me guettaient était la cirrhose et le syndrome du canal carpien.