The whale
|de Darren Aronofsky, 2022, ****
Aronofsky a deux obsessions. La première, c’est le corps humain et ce qu’on peut lui faire, et comment ce qu’on lui fait subir reflète notre état intérieur. Des drogués de Requiem for a dream à la maigreur/musculation/traumatismes divers de Black swan en passant par les coups et blessures de The wrestler, les corps sont les terrains d’expérimentations ou les dégâts collatéraux des névroses des personnages.
La deuxième, c’est de récupérer des acteurs oubliés dans un caniveau et de leur filer des oscars. Mickey Rourke était cramé, grillé, moribond, même si Robert Rodriguez faisait dans l’acharnement thérapeutique ; et soudain, Aronofsky l’a ressuscité dans The wrestler, qui nous a rappelé qu’il pouvait jouer autre chose qu’un méchant taiseux sans émotion. Natalie Portman multipliait les navets et les comédies sans intérêt, bien que les Wachowski aient tenté de la ranimer, lorsqu’Aronofsky l’a embauchée pour Black swan et a rappelé au monde qu’elle avait le premier rôle de Léon.
Si l’on peut dire une chose de The whale, c’est donc que c’est un Aronofsky, un vrai.
D’abord, par le sujet. Charlie est prof de littérature anglaise. Il est passionnant, ses analyses de textes sont profondes et brillantes, parsemées de touches d’humour bienvenues, bref, ses élèves l’adorent, bien qu’il travaille exclusivement à distance, sans webcam. Et pour cause : Charlie est incapable de sortir de chez lui — sortir de son canapé est déjà une épreuve digne d’un marathon. Imposant depuis toujours, il a perdu le contrôle il y a quelques années, « petit à petit, puis tout d’un coup » (comme auraient dit Mike Campbell et Lizzie) : la nourriture est devenue son principal plaisir, son seul réconfort et son passe-temps favori. Il a généreusement passé les 200 kg et, alors qu’il explique à ses élèves les subtilités de Moby-Dick, il ressemble lui-même à une baleine blanche échouée dans son salon.
Ensuite, par l’acteur, donc. Brendan Fraser. Brendan fucking Fraser. Autant Rourke et Portman avaient prouvé qu’ils pouvaient être de grands acteurs (ils l’avaient juste eux-mêmes oublié), autant vous pouvez explorer la longue filmographie de Fraser sans trouver une seule prestation digne d’un acteur – tout au plus peut-on dire que son surjeu caricatural va bien au personnage et à l’ambiance de George de la jungle.
Et là, surprise : Fraser est non seulement méconnaissable, mais éblouissant. D’un naturel irréprochable dans son rôle d’obèse morbide en fin de vie, il est aussi subtil, expressif sans excès, crédiblement passionné par son sujet et tout aussi excellemment perdu dans ses tentatives de rétablir un vague lien avec sa fille – et en passant, Sadie Sink est impeccable aussi en ado énervée, vacharde à souhait, mais c’est moins surprenant vu sa prestation dans Stranger things.
Enfin, il y a un autre truc récurrent chez Aronofsky : la remise en question de la religion et du rêve américain. Sans trop déflorer le sujet, un missionnaire qui a décidé de sauver l’âme de Charlie est un ressort important de l’intrigue, la confrontation tournant parfois à l’affrontement et mettant en lumière les hypocrisies chrétiennes autant que les paradoxes de certains anticléricaux.
L’ensemble de ce huis clos est violemment tendre, délicatement dégueulasse, subtilement évident. La réalisation se fait très discrète, loin du spectaculaire d’un The wrestler, et se contente de mettre discrètement en valeur les acteurs et les dialogues. Réflexion sur l’obésité, le contrôle (et la perte de contrôle), le deuil, la dépression, la famille, la religion et la société, c’est aussi un film profondément humaniste, qui respecte ses personnages suffisamment pour aussi montrer leurs aspects minables et mesquins. En somme, une grande œuvre, portée notamment par un grand acteur.