Kaamelott (livres I à V)

d’Alexandre Astier et Alain Kappauf, 2004–2007, ****

C’est l’his­toire d’un mec choi­si par les dieux : Arthur. Lui seul a le pou­voir de reti­rer Excalibur, l’é­pée du roi de Bretagne, du rocher où elle est plan­tée. Nanti de ce don et gui­dé par la Dame du Lac, il doit bâtir le châ­teau de Kaamelott, fédé­rer les clans de Bretagne en un royaume unique, réunir une cour de che­va­liers et trou­ver le Graal — la coupe où a été récu­pé­ré le sang du Christ.

Oui, mais voi­là. Pour fédé­rer les clans, il a fal­lu faire des alliances dou­teuses, et notam­ment épou­ser une prin­cesse un peu courge et aus­si exci­tante qu’une pas­tèque aban­don­née sur la pro­me­nade des Anglais tout l’a­près-midi d’un 15 août. Il a fal­lu adou­ber toute une bande de bran­qui­gnols, où les moins incom­pé­tents sont aus­si les plus carac­té­riels et sus­cep­tibles de tra­hir. Il a fal­lu don­ner le sta­tut de maî­tresse offi­cielle à une fille de clan qui se ver­rait bien reine à la place de la reine et qui met le bazar par­mi les autres maî­tresses. Arthur se retrouve donc entou­ré de gens qu’il méprise, qui le détestent, pour mener une quête à laquelle per­sonne ne com­prend rien. Et cela sans comp­ter les petits pro­blèmes de tout sou­ve­rain, comme le temps per­du à rendre la jus­tice dans les dis­putes entre pay­sans aus­si har­gneux qu’incultes.

Les paysans de Kaamelott.
Sire, c’est pas pour vous déran­ger, mais voyez mon voi­sin, là, il a buté ma vache, qui gam­ba­dait gaie­ment dans son pré… — pho­to CALT

Pour les gens de ma géné­ra­tion, Kaamelott est une réfé­rence majeure. Au moment où, peu ou prou, on était tous à la fac ou dans nos pre­miers bou­lots, où on décou­vrait les joies de la hié­rar­chie et (pour cer­tains) de la vie de couple, Astier trou­vait le moyen de nous par­ler de nos joies, de nos frus­tra­tions et de nos engueu­lades, en les pla­çant dans le cadre des légendes de notre enfance. On avait gran­di avec des trucs sérieux et héroïques comme Excalibur de Boorman et Lancelot de Zucker, ou plus comiques et posi­tifs comme Merlin l’en­chan­teur de Reitherman. Dans l’am­biance du moment, retrou­ver ces his­toires sous un jour cynique, désa­bu­sé et agres­sif, ça col­lait extrê­me­ment bien. Dans mon cas per­son­nel, ça pre­nait aus­si la suite de Malcolm : après une vision des études où rien n’al­lait, c’é­tait la bonne série pour entrer dans la vie active sur le même ton.

Notez que je dis ça de manière géné­rale, pas seule­ment parce qu’en 2005-06, j’a­vais des col­lègues un peu décon­nec­tés qui fumaient avec les élèves, des supé­rieurs com­pé­tents qui se bat­taient pour que le lycée res­semble vague­ment à quelque chose, et une paire de supé­rieurs tota­le­ment à côté de la plaque, chiants et/ou déli­bé­ré­ment vexants, et que du coup, je voyais dans Yvain et Gauvin, dans Arthur et dans Léodagan des gens du boulot.

Bohort, Arthur et Léodagan
— Sire, peut-être devrions-nous mettre fin à ces que­relles sté­riles ?
— Moi je dis, on crame tout. Plus de pagus, plus de vaches, plus de pré, plus de que­relle.
- pho­to CALT

En pré­pa­ra­tion avant de retrou­ver ces per­son­nages au ciné­ma, je viens de me refaire les cinq pre­miers « livres » — le nom don­né aux sai­sons de Kaamelott. Et avec quinze ans de plus et une connais­sance de la trame finale, on vit ça un peu différemment.

D’abord, une chose : le cin­quième livre avait, à l’é­poque, énor­mé­ment sur­pris. Personnellement, je l’a­vais beau­coup aimé, mais de nom­breuses per­sonnes de mon entou­rage avaient été déçues, voire cho­quées, en par­ti­cu­lier par la der­nière séquence. Il faut dire que la tona­li­té était bou­le­ver­sée. Après trois sai­sons de comé­die bur­lesque com­po­sée de say­nètes absurdes, puis une de tran­si­tion plus évo­lu­tive, la série bas­cu­lait à la fois dans le for­mat long (cin­quante minutes par épi­sode au lieu de trois !) et dans une ambiance noire. La réa­li­sa­tion chan­geait tout autant, avec un rythme plus posé et une mul­ti­pli­ca­tion d’ex­té­rieurs, à la place de ce qui était fon­da­men­ta­le­ment une sit­com au château.

En revoyant ça aujourd’­hui, il paraît pour­tant clair que cette évo­lu­tion était vou­lue et pré­vue dès le départ. Les pre­miers épi­sodes annon­çaient déjà ce grand finale tra­gique. Oh, bien sûr, c’é­tait plan­qué sous les vannes faciles et l’agressivité des per­son­nages, sous les situa­tions ridi­cules et les petites gee­ke­ries gra­tuites1. Mais dès l’ou­ver­ture, Arthur est las, fati­gué, triste. Il fait de son mieux, bien sûr ; c’est peut-être ça, d’ailleurs, la prin­ci­pale dif­fé­rence avec le livre V : il y cesse de faire de son mieux, baisse les bras et laisse libre cours à sa dépres­sion. En regar­dant les livres 2 et 3 en 2006, je me deman­dais com­ment l’au­teur allait ame­ner les amours de Guenièvre et Lancelot, pré­sentes dans la légende habi­tuelle et sous-enten­dues çà et là, mais Arthur et Lancelot me sem­blaient indis­so­ciables. En revoyant les mêmes épi­sodes aujourd’­hui, en connais­sant la suite, les lignes de frac­tures sont en fait nom­breuses, dis­crètes mais bien pré­sentes, et la tra­hi­son semble impla­ca­ble­ment annoncée.

Arthur seul en extérieur
Le livre V, son anti-héros dépres­sif et soli­taire dans de grands exté­rieurs déso­lés… — pho­to CALT

Avec le recul, c’est donc un tout cohé­rent qui mène des échanges comiques quoique mal embou­chés du début aux répliques acerbes, grin­çantes et tra­giques bien qu’a­mu­santes de la fin. Le seul petit sou­ci est la tran­si­tion bru­tale. J’y ver­rais volon­tiers une ingé­rence de la pro­duc­tion, qui aurait impo­sé le for­mat 3 minutes rigo­lotes jus­qu’à la fin du livre IV à un scé­na­riste qui com­men­çait à vou­loir déve­lop­per son his­toire et à sor­tir des gags un peu répé­ti­tifs de la mise en place. Mais ce n’est une sup­po­si­tion per­son­nelle, j’i­gnore com­ment ça se pas­sait en cou­lisses. Ce serait en tout cas pas un cas iso­lé : par exemple, un poil plus tard, Hero corp, autre série à say­nètes désa­bu­sée, souf­frait des ater­moie­ments de pro­duc­tion. Toujours est-il qu’une tran­si­tion en dou­ceur aurait été pré­fé­rable : si, par exemple, le livre III avait eu un peu plus de sui­vi, tout en res­tant à trois minutes, et si le livre IV était pas­sé en stan­dard à sept minutes avec quelques exté­rieurs en plus, nous aurions eu une meilleure impres­sion d’ensemble.

Pour le reste, mal­gré quelques répé­ti­tions, Kaamelott reste un bon­heur à regar­der. Drôle, grin­çant, par­fois éton­nam­ment culti­vé, sou­vent tota­le­ment cré­tin, le récit prend régu­liè­re­ment le spec­ta­teur à contre-pied en jouant sur les codes éta­blis aupa­ra­vant. Par exemple, les jeux imbi­tables de Perceval, qui semblent sor­tir tout droit des bons moments de Sacré Graal, se retrouvent ancrés par sur­prise dans la réa­li­té lorsqu’Arthur tombe par hasard sur un livre de jeux gallois.

Le départ de Lancelot
Sire, je veux pas vous man­quer de res­pect, mais la quête du Graal, c’est sérieux. Si vous vou­lez que j’a­vance, fau­drait peut-être arrê­ter de me faire accom­pa­gner par des imbé­ciles et des frous­sards comme celui-là. — pho­to CALT

Et, bien sûr, il y a ces engueu­lades homé­riques, où chaque per­son­nage res­sasse ses ran­cœurs et ses frus­tra­tions et en arrose géné­reu­se­ment les autres, et ce contraste entre la noblesse che­va­le­resque qu’on atten­drait de la cour d’un roi légen­daire et l’a­gres­si­vi­té bor­née plus digne d’une fin de dîner de Noël dans la famille Martin. Ces enchaî­ne­ments de piques plus vachardes les unes que les autres sont deve­nus la signa­ture de la série, à l’exemple du fameux « En géné­ral, je réponds “Merde” : en prin­cipe, ça colle avec tout. » de Léodagan.

Au fond, c’est une alchi­mie étrange : c’est une usine à bonne humeur dont l’in­gré­dient essen­tiel est la mau­vaise humeur. On aime les per­son­nages parce qu’ils se haïssent, on rit parce qu’ils en chient, on s’a­muse parce qu’ils s’en­gueulent. On res­sent du res­pect et de l’af­fec­tion pour eux, pré­ci­sé­ment parce qu’ils sont mépri­sables et mépri­sants. En fait, en trai­tant tout le monde sur un pied d’é­ga­li­té, Astier fait de la cré­ti­ne­rie la carac­té­ris­tique essen­tielle de notre espèce. Il ne laisse du coup plus que deux solu­tions au spec­ta­teur : hon­nir l’en­semble de l’hu­ma­ni­té (soi-même com­pris), ou s’ou­vrir aux abru­tis les plus cons.

Un symp­tôme évident, c’est le fait qu’Arthur, roi culti­vé, intel­li­gent et juste, papote régu­liè­re­ment avec Perceval, cré­tin paten­té qui confond la moi­tié des mots du décath­lon. Hein, quoi ? Comment ça, « dic­tion­naire » ? Dictionnaire, c’est pas le tou­bib pour les ani­maux ? Vous êtes sûr ? Je disais donc : Perceval est le seul per­son­nage avec lequel Arthur a des tête-à-tête régu­liers sans se pour­rir, alors que les gens plus intel­li­gents lui tapent sur le sys­tème au point qu’il ne leur adresse la parole que sur un ton pas­sif-agres­sif (sou­vent pas si passif).

Arthur et Perceval
C’est un peu curieux quand on y réflé­chit : vous êtes le plus con de tous ces abru­tis, mais vous êtes le seul pour qui j’aie un peu de consi­dé­ra­tion. — pho­to CALT

Notons en pas­sant que sur ce point en par­ti­cu­lier, Kaamelott s’ins­crit non seule­ment dans la longue his­toire des récits arthu­riens (de Wace à Malory en pas­sant par Boron), mais plus pré­ci­sé­ment dans la droite ligne de Chrétien de Troyes : remettre en ques­tion l’hé­roïsme, la che­va­le­rie, l’am­bi­tion, et favo­ri­ser la décou­verte per­son­nelle, cha­cun à son niveau, du plus con au plus glo­rieux. C’est lui qui a décrit Perceval, che­va­lier naïf qui passe à deux doigts du Graal ; c’est lui qui a don­né des traits impurs et faillibles aux che­va­liers les plus répu­tés ; et c’est encore lui qui a fait d’Arthur une figure plus ambi­guë, par­fois las de ses res­pon­sa­bi­li­tés et de son entou­rage, autant d’élé­ments pro­fon­dé­ment consti­tu­tifs de Kaamelott.

Cette fidé­li­té à l’es­prit des auteurs clas­siques — et plus par­ti­cu­liè­re­ment à Chrétien de Troyes — n’empêche évi­dem­ment pas cer­taines réin­ter­pré­ta­tions. Par exemple, le pêcheur bles­sé qui dénoue la conclu­sion n’est ici pas roi, et ce n’est pas Perceval qui débarque chez lui. Quant au Graal que le héros de pas­sage n’y trouve pas, je vous lais­se­rai décou­vrir de quoi il s’a­git, mais c’est une relec­ture extrê­me­ment inté­res­sante des légendes clas­siques. Ainsi, Kaamelott n’est pas une simple décli­nai­son, mais une authen­tique œuvre ori­gi­nale, non seule­ment par le ton moderne et argo­tique, mais aus­si par le fond remis au goût du jour et les enjeux fina­le­ment très actuels.

En somme, la série pèche essen­tiel­le­ment sur un point : la tran­si­tion entre la comé­die absurde et acerbe ultra-ryth­mée des débuts et le finale logique et tra­gique qui en découle. Pour le reste, qu’elle soit bur­lesque ou pathé­tique, ridi­cule ou héroïque, c’est un vrai régal, qui réuti­lise intel­li­gem­ment les légendes clas­siques pour mieux par­ler de notre vie à tous.

  1. Même en le sachant, le bibe­lot che­lou trou­vé par Perceval der­rière une porte dimen­sion­nelle m’a encore plié de rire.