BoJack Horseman
|delirium tremens cool énervé punk moralisateur de Raphael Bob-Waksberg, 2014–2020
Il y a des fois, dans la vie, il faut reconnaître les limites de son talent. Je ne saurais pas mieux introduire BoJack qu’avec les premiers mots du générique de fin. Je passe donc la parole à Grouplove :
Dans les années 90, je jouais dans une série télé très connue… Je suis BoJack le cheval.
BoJack le cheval ! Faites pas semblant de pas me connaître !
Voilà. Vous savez tout. Maintenant, vous pouvez aller voir la série.
Vous êtes encore là ?
Bon, apparemment vous avez du temps à perdre. Alors c’est parti pour un billet.
Dans un monde où humains et animaux anthromorphiques cohabitent, BoJack est donc un cheval. Acteur, il est devenu riche et célèbre grâce à Horsin’ around, une série comique dans laquelle un cheval célibataire et sans attaches adoptait trois enfants humains.
Pardon ? Oui, ça ressemble à une sitcom ABC des années 80–90. C’est l’idée. Pour la petite histoire, c’est pas Le prince de Bel-Air, mais Horsin’ around qui m’a rappelé récemment que j’avais vu Arnold et Willy.
Revenons à nos moutons, enfin, à notre cheval. Jeunesse, énergie, richesse et célébrité font rarement bon ménage. Vingt ans après la fin de Horsin’ around, BoJack est alcoolique, vaguement drogué, généralement apathique, et les derniers réalisateurs qui ont eu affaire à lui l’ont trouvé ingérable. Il passe ses journées dans sa maison, sur les collines d’Hollywood, avec Todd (un squatteur/ami qui a dormi là un soir de fête et n’est jamais parti), en attendant de trouver une soirée, de l’alcool, de la drogue, et une fille facile à impressionner avec son couplet d’ancienne star de l’écran.
Tout va bien, en somme. Sauf un détail : il y a plusieurs mois, il a vendu son autobiographie à un éditeur. Depuis, il a largement transformé l’avance en lignes de coke, mais n’a toujours pas produit une ligne de texte. Du coup, son agente a embauché une journaliste, Diane, qui va devoir passer du temps avec BoJack pour écrire son « autobiographie ». Et BoJack n’a ni l’habitude ni l’envie de voir plusieurs fois la même personne pour parler de son passé.
Le principe est simple et déjà vu. Une star un peu ringarde qui se replonge sur sa vie, avec une biographe pour justifier la narration et représenter le spectateur… Rien de très original.
Sauf que Raphael Bob-Waksberg s’est donné deux principes : creuser ses personnages et ne rien s’interdire. Vraiment rien. Genre Californication, à côté, ça paraît presque prude.
Creuser ses personnages, ça veut dire que chacun a ses propres motivations, ses propres buts, ses propres révélations, disséminées çà et là au fil des six saisons. Ça veut dire que les alibis comiques qui semblent être là pour alléger la sauce peuvent plus tard prendre la vedette le temps de quelques épisodes, apportant un éclairage nouveau à leur propre histoire. Que chacun a le droit d’évoluer, d’apprendre, de corriger ou de replonger, ensemble ou séparément. Ça veut aussi dire que des aspects auxquels on ne pense pas du tout, comme le fait que Todd ne semble jamais vraiment chercher à se rapprocher des autres alors qu’il squatte fête sur fête, peuvent devenir des éléments profonds quelques mois ou années plus tard.
Creuser ses personnages, ça veut aussi parfois dire creuser un trou de six pieds sur trois pour les mettre dedans. Je vais faire très attention à pas vous annoncer les décès qui parsèment la série, parce que dans au moins un ou deux cas il serait très dommage que vous ne vous les preniez pas dans la gueule comme le scénariste l’a prévu. Sachez juste qu’il est possible que vous mettiez quelques heures à ramasser vos dents, parce que si BoJack Horseman est dans l’ensemble plutôt comique, la série sait aussi être à l’image de la vie : absurde et cruelle.
C’est ce qui arrive quand un scénariste pense que tout est permis. Ne rien s’interdire, c’est pouvoir tuer par surprise des personnages essentiels. C’est aussi pouvoir aborder frontalement des questions comme la dépendance, la violence, la sexualité des ados et les producteurs pervers qui en profitent (une série d’épisodes sortis en pleine affaire Weinstein, mais qui avaient été écrits avant), l’alcoolisme chez les gosses et ses conséquences des décennies plus tard, le statut de célébrité et l’étonnante dichotomie impunité/impardonnabilité qui l’accompagne, l’IVG, la démence sénile, l’éducation…
Ne rien s’interdire, c’est présenter ses cons citoyens les plus abrutis sans se demander si on va les choquer, réfléchir au (dys)fonctionnement du monde, critiquer vertement la télévision et sa vision de l’univers, renvoyer dos à dos les sexistes les plus obtus et les extrémistes qui veulent les éliminer, puis passer naturellement et sans transition aux réflexions comiques sur les potes qui squattent votre canapé, les baby-sitters géniaux ou moyennement fiables, ces gentils crétins de golden retrievers qui feraient n’importe quelle connerie pour leur maîtresse, ou les riches qui jettent leurs déchets n’importe où. Ceci avant d’enchaîner avec de véritables réflexions politiques sur le système électoral américain, le choix entre intérêts économiques et sauvegarde écologique, la place des minorités dans les médias et dans la vie…
Mais ne rien s’interdire, c’est aussi s’offrir des passages de pur délire gratuit, où l’absurde prend le pouvoir pour la beauté du geste, comme une révolution surréaliste chez les hommes-fourmis ou un épisode chez les hommes-poissons qui ressemble un peu à une version réussie de Benny Hill mâtinée de traces de Yellow submarine (le film, évidemment). C’est aussi se permettre de multiplier les jeux de mots douteux, les références absconses et les détails de l’arrière-plan qu’aucun spectateur normal n’aura le temps de voir.
Sur le plan technique, on est dans les bons standards des séries animées américaines : la fluidité est bonne sans être irréprochable, de nombreux morceaux d’animation sont copiés-collés d’une scène à l’autre, les graphismes sont un peu statiques. Si vous connaissez Daria, dites-vous que BoJack Horseman en est l’héritier — c’est une référence explicite des auteurs. Tout au plus notera-t-on le jeu sur les couleurs et les décors en fonction des époques, souvent accompagnés de parodies musicales pour indiquer que l’on est dans les années 80, 90, 2000 ou plus.
La série s’offre tout de même parfois des passages plus soignés lorsque c’est opportun, avec notamment quelques plans-séquences jouant sur un effet de profondeur particulièrement étudié. Mais ce qui la fait tourner, c’est surtout que son écriture variée et travaillée est superbement servie par un excellent doublage, associant perpétuellement intonations adaptées, articulation parfaitement audible et rythme idéalement géré — que la scène soit un discours calme et posé ou une engueulade hystérique.
Dans l’ensemble, c’est donc une sitcom tragique surréaliste humoristique émouvante satirique sociale politique légère familiale adulte érotique absurde profonde psychologique glauque héroïque humaniste entrepreneuriale. Et j’ai sûrement oublié quelques adjectifs plus adaptés.
C’est le fourre-tout le plus complet de la décennie, et en même temps c’est irréprochablement organisé et parfaitement limpide. On passe du rire aux larmes, de la réflexion profonde à la connerie pure, du délire gratuit au message le plus sérieux du monde. C’est aux séries télé ce que le sac à main de Mary Poppins est à votre baise-en-ville : on ne sait jamais ce qu’on va y trouver, quel volume ça fera, si ça sera un petit accessoire rigolo ou l’invention qui va changer le monde, mais ça doit être plutôt bien rangé puisque, en fait, on en sort toujours l’outil adéquat.