BoJack Horseman

deli­rium tre­mens cool éner­vé punk mora­li­sa­teur de Raphael Bob-Waksberg, 2014–2020

Il y a des fois, dans la vie, il faut recon­naître les limites de son talent. Je ne sau­rais pas mieux intro­duire BoJack qu’a­vec les pre­miers mots du géné­rique de fin. Je passe donc la parole à Grouplove :

Dans les années 90, je jouais dans une série télé très connue… Je suis BoJack le cheval.

BoJack le che­val ! Faites pas sem­blant de pas me connaître !

Voilà. Vous savez tout. Maintenant, vous pou­vez aller voir la série.

Horsin' around, sitcom des années 90
Voilà, c’est là que je suis deve­nu riche et célèbre. Moi et le reste du cas­ting : Joelle, Bradley et Sarah Lynn. — image Netflix

Vous êtes encore là ?

Bon, appa­rem­ment vous avez du temps à perdre. Alors c’est par­ti pour un billet.

Dans un monde où humains et ani­maux anthro­mor­phiques coha­bitent, BoJack est donc un che­val. Acteur, il est deve­nu riche et célèbre grâce à Horsin’ around, une série comique dans laquelle un che­val céli­ba­taire et sans attaches adop­tait trois enfants humains.

Pardon ? Oui, ça res­semble à une sit­com ABC des années 80–90. C’est l’i­dée. Pour la petite his­toire, c’est pas Le prince de Bel-Air, mais Horsin’ around qui m’a rap­pe­lé récem­ment que j’a­vais vu Arnold et Willy.

Revenons à nos mou­tons, enfin, à notre che­val. Jeunesse, éner­gie, richesse et célé­bri­té font rare­ment bon ménage. Vingt ans après la fin de Horsin’ around, BoJack est alcoo­lique, vague­ment dro­gué, géné­ra­le­ment apa­thique, et les der­niers réa­li­sa­teurs qui ont eu affaire à lui l’ont trou­vé ingé­rable. Il passe ses jour­nées dans sa mai­son, sur les col­lines d’Hollywood, avec Todd (un squatteur/ami qui a dor­mi là un soir de fête et n’est jamais par­ti), en atten­dant de trou­ver une soi­rée, de l’al­cool, de la drogue, et une fille facile à impres­sion­ner avec son cou­plet d’an­cienne star de l’écran.

Fête sur un plateau
Oui ben c’est une fête, tout n’est pas tou­jours par­fai­te­ment sous contrôle… — image Netflix

Tout va bien, en somme. Sauf un détail : il y a plu­sieurs mois, il a ven­du son auto­bio­gra­phie à un édi­teur. Depuis, il a lar­ge­ment trans­for­mé l’a­vance en lignes de coke, mais n’a tou­jours pas pro­duit une ligne de texte. Du coup, son agente a embau­ché une jour­na­liste, Diane, qui va devoir pas­ser du temps avec BoJack pour écrire son « auto­bio­gra­phie ». Et BoJack n’a ni l’ha­bi­tude ni l’en­vie de voir plu­sieurs fois la même per­sonne pour par­ler de son passé.

Le prin­cipe est simple et déjà vu. Une star un peu rin­garde qui se replonge sur sa vie, avec une bio­graphe pour jus­ti­fier la nar­ra­tion et repré­sen­ter le spec­ta­teur… Rien de très original.

Sauf que Raphael Bob-Waksberg s’est don­né deux prin­cipes : creu­ser ses per­son­nages et ne rien s’in­ter­dire. Vraiment rien. Genre Californication, à côté, ça paraît presque prude.

Creuser ses per­son­nages, ça veut dire que cha­cun a ses propres moti­va­tions, ses propres buts, ses propres révé­la­tions, dis­sé­mi­nées çà et là au fil des six sai­sons. Ça veut dire que les ali­bis comiques qui semblent être là pour allé­ger la sauce peuvent plus tard prendre la vedette le temps de quelques épi­sodes, appor­tant un éclai­rage nou­veau à leur propre his­toire. Que cha­cun a le droit d’é­vo­luer, d’ap­prendre, de cor­ri­ger ou de replon­ger, ensemble ou sépa­ré­ment. Ça veut aus­si dire que des aspects aux­quels on ne pense pas du tout, comme le fait que Todd ne semble jamais vrai­ment cher­cher à se rap­pro­cher des autres alors qu’il squatte fête sur fête, peuvent deve­nir des élé­ments pro­fonds quelques mois ou années plus tard.

Un personnage essentiel est caché dans cette boîte.
Je suis pas doué pour par­ler des gens, mais il était impos­sible que je ne revienne pas sur ma rela­tion avec […]. — image Netflix

Creuser ses per­son­nages, ça veut aus­si par­fois dire creu­ser un trou de six pieds sur trois pour les mettre dedans. Je vais faire très atten­tion à pas vous annon­cer les décès qui par­sèment la série, parce que dans au moins un ou deux cas il serait très dom­mage que vous ne vous les pre­niez pas dans la gueule comme le scé­na­riste l’a pré­vu. Sachez juste qu’il est pos­sible que vous met­tiez quelques heures à ramas­ser vos dents, parce que si BoJack Horseman est dans l’en­semble plu­tôt comique, la série sait aus­si être à l’i­mage de la vie : absurde et cruelle.

C’est ce qui arrive quand un scé­na­riste pense que tout est per­mis. Ne rien s’in­ter­dire, c’est pou­voir tuer par sur­prise des per­son­nages essen­tiels. C’est aus­si pou­voir abor­der fron­ta­le­ment des ques­tions comme la dépen­dance, la vio­lence, la sexua­li­té des ados et les pro­duc­teurs per­vers qui en pro­fitent (une série d’é­pi­sodes sor­tis en pleine affaire Weinstein, mais qui avaient été écrits avant), l’al­coo­lisme chez les gosses et ses consé­quences des décen­nies plus tard, le sta­tut de célé­bri­té et l’é­ton­nante dicho­to­mie impunité/impardonnabilité qui l’ac­com­pagne, l’IVG, la démence sénile, l’éducation…

Les personnes idéales pour parler d'avortement
Ce soir, puisque nous allons par­ler IVG, nous avons invi­té un panel repré­sen­ta­tif d’hommes blancs quin­qua­gé­naires à nœud papillon. — image Netflix

Ne rien s’in­ter­dire, c’est pré­sen­ter ses cons citoyens les plus abru­tis sans se deman­der si on va les cho­quer, réflé­chir au (dys)fonctionnement du monde, cri­ti­quer ver­te­ment la télé­vi­sion et sa vision de l’u­ni­vers, ren­voyer dos à dos les sexistes les plus obtus et les extré­mistes qui veulent les éli­mi­ner, puis pas­ser natu­rel­le­ment et sans tran­si­tion aux réflexions comiques sur les potes qui squattent votre cana­pé, les baby-sit­ters géniaux ou moyen­ne­ment fiables, ces gen­tils cré­tins de gol­den retrie­vers qui feraient n’im­porte quelle conne­rie pour leur maî­tresse, ou les riches qui jettent leurs déchets n’im­porte où. Ceci avant d’en­chaî­ner avec de véri­tables réflexions poli­tiques sur le sys­tème élec­to­ral amé­ri­cain, le choix entre inté­rêts éco­no­miques et sau­ve­garde éco­lo­gique, la place des mino­ri­tés dans les médias et dans la vie…

BoJack Horseman meets Yellow submarine
Bon, on vient de faire quelques épi­sodes un peu sérieux, pas­sons à la pure lou­fo­que­rie. — image Netflix

Mais ne rien s’in­ter­dire, c’est aus­si s’of­frir des pas­sages de pur délire gra­tuit, où l’ab­surde prend le pou­voir pour la beau­té du geste, comme une révo­lu­tion sur­réa­liste chez les hommes-four­mis ou un épi­sode chez les hommes-pois­sons qui res­semble un peu à une ver­sion réus­sie de Benny Hill mâti­née de traces de Yellow sub­ma­rine (le film, évi­dem­ment). C’est aus­si se per­mettre de mul­ti­plier les jeux de mots dou­teux, les réfé­rences abs­conses et les détails de l’ar­rière-plan qu’au­cun spec­ta­teur nor­mal n’au­ra le temps de voir.

Signer un contrat sans le lire
Parfois, une pause s’im­pose pour véri­fier un détail fugace… — image Netflix

Sur le plan tech­nique, on est dans les bons stan­dards des séries ani­mées amé­ri­caines : la flui­di­té est bonne sans être irré­pro­chable, de nom­breux mor­ceaux d’a­ni­ma­tion sont copiés-col­lés d’une scène à l’autre, les gra­phismes sont un peu sta­tiques. Si vous connais­sez Daria, dites-vous que BoJack Horseman en est l’hé­ri­tier — c’est une réfé­rence expli­cite des auteurs. Tout au plus note­ra-t-on le jeu sur les cou­leurs et les décors en fonc­tion des époques, sou­vent accom­pa­gnés de paro­dies musi­cales pour indi­quer que l’on est dans les années 80, 90, 2000 ou plus.

La série s’offre tout de même par­fois des pas­sages plus soi­gnés lorsque c’est oppor­tun, avec notam­ment quelques plans-séquences jouant sur un effet de pro­fon­deur par­ti­cu­liè­re­ment étu­dié. Mais ce qui la fait tour­ner, c’est sur­tout que son écri­ture variée et tra­vaillée est super­be­ment ser­vie par un excellent dou­blage, asso­ciant per­pé­tuel­le­ment into­na­tions adap­tées, arti­cu­la­tion par­fai­te­ment audible et rythme idéa­le­ment géré — que la scène soit un dis­cours calme et posé ou une engueu­lade hystérique.

Mr Peanutbutter for governor!
Je suis un gol­den retrie­ver : com­plè­te­ment con, je veux juste faire plai­sir à tout le monde, et tout le monde me trouve sym­pa­thique. Qui pour­rait faire un meilleur gou­ver­neur ? — image Netflix

Dans l’en­semble, c’est donc une sit­com tra­gique sur­réa­liste humo­ris­tique émou­vante sati­rique sociale poli­tique légère fami­liale adulte éro­tique absurde pro­fonde psy­cho­lo­gique glauque héroïque huma­niste entre­pre­neu­riale. Et j’ai sûre­ment oublié quelques adjec­tifs plus adaptés.

C’est le fourre-tout le plus com­plet de la décen­nie, et en même temps c’est irré­pro­cha­ble­ment orga­ni­sé et par­fai­te­ment lim­pide. On passe du rire aux larmes, de la réflexion pro­fonde à la conne­rie pure, du délire gra­tuit au mes­sage le plus sérieux du monde. C’est aux séries télé ce que le sac à main de Mary Poppins est à votre baise-en-ville : on ne sait jamais ce qu’on va y trou­ver, quel volume ça fera, si ça sera un petit acces­soire rigo­lo ou l’in­ven­tion qui va chan­ger le monde, mais ça doit être plu­tôt bien ran­gé puisque, en fait, on en sort tou­jours l’ou­til adéquat.