Race for glory : Audi vs Lancia

de Stefano Mordini, 2023, **

Schématiquement, on peut clas­ser les films en quatre caté­go­ries. Il y a ceux qui vous happent dès le pre­mier plan et vous tiennent jus­qu’au bout. Il y a ceux qui, après une ouver­ture un peu brouillonne, trouvent leur rythme et leur tona­li­té lorsque, les pré­sen­ta­tions faites, ils abordent les sujets que leurs auteurs vou­laient pla­cer. Et évi­dem­ment, il y a ceux qui ratent leur entrée en matière, puis sortent les rames et galèrent pour vous mener jus­qu’à la fin.

Et puis, il y a la pire situa­tion : ceux qui vous sai­sissent par une mise en place soi­gnée, une belle ouver­ture, puis qui se mettent à tour­ner en rond ou à par­tir dans tous les sens, comme si les auteurs avaient eu en tête quelques scènes fortes mais ne savaient ni com­ment les lier, ni de quoi le film devait vrai­ment parler.

Audi Quattro devant Lancia 037
L’Audi Quattro A1, la pre­mière « fausse » Groupe B : une caisse de série avec un bloc alu à la place de la fonte. Heureusement qu’elle avait quatre roues motrices pour com­pen­ser… — pho­to Metropolitan Films

C’est un peu le pro­blème de Race for glo­ry : Audi vs Lancia. Les pre­mières séquences recons­ti­tuent hon­nê­te­ment l’am­biance des ral­lyes du début des années 80, avec des plans où se mélangent les vieillis­santes Carrera RSR, les incre­vables Escort RS1800 et Ascona 400, les nou­velles Quattro grâce aux­quelles Audi vient de coif­fer Opel au cham­pion­nat (tout en met­tant Michèle Mouton sur la deuxième place du podium final), les four­gons d’as­sis­tance, tout ça. C’est pas mal fait, même si on se dit déjà que le talent de mon­teur d’un Frankenheimer manque un peu.

Mais ensuite… Ensuite, on ne sait pas ce que Mordini veut racon­ter. Est-ce, comme le titre et l’af­fiche le laissent accroire, l’his­toire de la riva­li­té entre deux écu­ries de ral­lye ? Ou bien un bio­pic de Cesare Fiorio, connard en chef, par­don, je vou­lais dire, patron obsé­dé par la vic­toire et prêt à toutes les mani­pu­la­tions et à tous les risques pour l’ob­te­nir ? Ou la quête d’un David ita­lien qui se lance à corps per­du dans un affron­te­ment contre un Goliath alle­mand ? Ou une pré­sen­ta­tion du ral­lye, de ses par­ti­cu­la­ri­tés, de ses risques, de ses ten­sions ? Ou tout sim­ple­ment une ten­ta­tive de réha­bi­li­ta­tion de Walter Röhrl, tête de lard vague­ment miso­gyne trans­for­mée par la grâce du ciné­ma en poète qui rêve de tout arrêter ?

Röhrl s'arrêtant pour papoter avec un apiculteur
Bonjour gen­til api­cul­teur, j’a­dore les abeilles, je veux arrê­ter le ral­lye pour faire du miel. — pho­to Metropolitan Films

Comme Mordini lui-même ne semble pas savoir, il entasse tout un peu comme il peut. On ne sait plus c’est le film qui raconte la sai­son 1983, ou si c’est Fiorio qui répond à une inter­view – laquelle, d’ailleurs, se ter­mine en cours de route sans véri­table rai­son, comme si le scé­na­riste s’é­tait las­sé de cet arti­fice à la moi­tié du tour­nage. Symbole de ce manque de cohé­rence : quand Röhrl est en panne et qu’un équi­pier peut don­ner une pièce, le chef méca­no s’in­surge qu’on va pas pri­ver un jeune pilote de son pre­mier podium. Puis la conver­sa­tion est inter­rom­pue par une bonne nou­velle, et dans la séquence sui­vante, sans jus­ti­fi­ca­tion, tout le monde se rue pour démon­ter les voitures !

Ce n’est pas le seul pro­blème, la réa­li­sa­tion étant à l’a­ve­nant du scé­na­rio : inégale et man­quant de ligne direc­trice pré­cise. Il n’y a pas d’u­ni­té gra­phique, la plu­part des plans sem­blant lar­ge­ment confiés aux auto­ma­tismes des camé­ras. Plus grave, la mise au point de cer­tains dia­logues est approxi­ma­tive, déca­lée juste assez pour qu’on note le flou, pas assez pour faire croire que c’est volontaire.

Et puis, le film rate LA scène qu’on n’est pas obli­gé de mettre dans un film de bagnoles, mais qu’on doit abso­lu­ment réus­sir si on l’in­tègre : celle où un com­pé­ti­teur doit expli­quer à quel­qu’un pour­quoi c’est si impor­tant de ris­quer sa peau pour une médaille. Montand dans Grand prix1 et McQueen dans Le Mans2 ont tué le game avec leurs points de vue bru­taux et cyniques, déli­vrés d’un ton vague­ment triste mais avec l’as­su­rance de celui qui assume ce qu’il dit. La réponse de Fiorio est exac­te­ment l’in­verse : brouillonne, pataude, mal ser­vie par un (pour­tant sou­vent très bon) Riccardo Scamarcio pas convaincu.

Finissons avec un point qui ne tou­che­ra pas for­cé­ment le grand public : la cohé­rence et la véri­té historique.

Et là, c’est catastrophique.

Saviez-vous que Fiorio avait envoyé des employés de Lancia saler les routes du Monte-Carlo, après avoir joué de ses rela­tions pour les faire dénei­ger ? Saviez-vous que Lancia avait mon­té des pneus clou­tés pour blou­ser Audi, pas­sant en pneus secs sur la liai­son avant la pre­mière spé­ciale ? Évidemment, rien de cela n’est vrai. Le Monte-Carlo 1983 était déga­gé, à l’ex­cep­tion de rares plaques de ver­glas dans les coins humides, et per­sonne n’au­rait eu l’i­dée tor­due de sor­tir les clous. C’est le Monte-Carlo 85 qui s’est joué sur un choix de pneus, et Röhrl est pré­ci­sé­ment celui qui l’a perdu.

Capture d'un film du rallye de l'Acropole 1983 vs photo du film
À gauche, cap­ture d’un film de l’Acropole 1983. À droite, pho­to du film repré­sen­tant le même ral­lye. Comparez donc les pneus… ‑ images Barry Price / Matteo Leonetti pour Metropolitan Films

Ce n’est que le pre­mier atten­tat his­to­rique. Et si vous pen­siez qu’au moins il montre que l’au­teur-réa­li­sa­teur a conscience de l’im­por­tance des pneus, vous déchan­te­rez vite : sur cer­tains plans de l’Acropole (où Röhrl pren­dra 1/2 h en pleine liai­son pour papo­ter et ache­ter du miel chez un autoch­tone), les voi­tures ont… des pneus mixtes larges, du style uti­li­sé sur les ral­lyes mélan­geant bitume et terre, comme le Portugal ou le San Remo.

On lève­ra éga­le­ment les yeux au ciel devant l’ho­mo­lo­ga­tion de la 037, scène certes comique mais qui fait pas­ser les ins­pec­teurs de la FISA pour des inca­pables et les offi­ciels de Lancia pour des mal­hon­nêtes. Si l’au­teur vou­lait évo­quer les arran­ge­ments avec la régle­men­ta­tion de ses héros, il aurait pu par­ler des réser­voirs d’es­sence, qui ont fait beau­coup dis­cu­ter au point de repous­ser de quelques heures l’an­nonce des résul­tats du Monte-Carlo…

Fiorio comptant les 037 Stradale sur le parking
Et trois qui font 103. Ah mince, il m’en faut 200 pour l’ho­mo­lo­guer. Va fal­loir être créa­tif. — pho­to Margherita Mirabella pour Metropolitan Films

Et l’ab­sence en Suède pour ne pas don­ner l’im­pres­sion que Röhrl boude ? Nawak aus­si. Le ral­lye de Suède ne comp­tait pas pour le cham­pion­nat des construc­teurs et Lancia n’a­vait per­sonne pour viser celui des pilotes, Röhrl ayant annon­cé d’en­trée qu’il n’i­rait que sur les épreuves qui lui plai­saient. Le groupe Fiat a donc déci­dé de ne pas faire le dépla­ce­ment, c’est aus­si bête que ça.3

Et pour finir d’en­fon­cer le clou de Röhrl sym­pa et géné­reux, celui-ci s’ar­rête volon­tai­re­ment en pleine spé­ciale du San Remo pour lais­ser Alén gagner. Sauf que dans la réa­li­té, Röhrl avait 4 min 22 de retard sur Alén après la qua­trième étape et celui-ci a juste dérou­lé sur les der­nières spé­ciales, lais­sant filer deux minutes pour pro­fi­ter d’une vic­toire assurée.

Et puis, évi­dem­ment, il y a les Mille Lacs, point d’orgue du film. Vous appren­drez donc que Röhrl, après avoir été viré pour avoir refu­sé d’y cou­rir à la sur­prise de Lancia4, était en bord de piste en simple tou­riste. Qu’une 037 a failli tuer son pilote après une rup­ture de sus­pen­sion. Que Fiorio a immé­dia­te­ment reti­ré toutes les Lancia en course. Faudra donc nous expli­quer ce que Alén et Kivimäki fou­taient sur le podium d’ar­ri­vée et ce que Airikkala et Piironen font à la cin­quième place du clas­se­ment. Sur deux 037 enga­gées aux Mille Lacs 1983, les deux sont arri­vées. Pourtant, il y a bien des gens qui ont eu des pro­blèmes de fia­bi­li­té : ce sont les casses et les délais de répa­ra­tion… des Audi qui ont per­mis aux Lancia, hyper fiables et régu­lières, de finir bien classées !

Là, on n’est même plus dans l’at­ten­tat his­to­rique, on est dans la pure fic­tion, le n’im­porte quoi absolu.

Ça serait pas for­cé­ment grave si le film racon­tait une belle his­toire pour le grand public. Mais comme je l’ai dit, il n’a pas vrai­ment d’his­toire, pas d’en­jeux per­son­nels, pas de rela­tions émo­tion­nelles – bref, rien de ce qui nous fait par­don­ner les erre­ments his­to­riques de Le Mans 66 ou de Rush. Tel qu’il est, Race for glo­ry : Audi vs Lancia s’a­dresse plu­tôt aux fans de sports méca­niques, voire spé­ci­fi­que­ment de ral­lye. Qu’il se torche aus­si ouver­te­ment avec un pan impor­tant de l’his­toire de la dis­ci­pline est donc une faute dif­fi­cile à pardonner.

L'équipe Lancia autour de la radio
Fiorio qui donne des ins­truc­tions à ses pilotes en pleine spé­ciale, comme s’ils avaient pas mieux à faire (genre écou­ter leur copi­lote)… — pho­to Metropolitan Films

Reste que, outre ses défauts, le film a quelques qua­li­tés. Malgré quelques répé­ti­tions, le rythme est assez bien géré et on ne s’en­nuie guère. La direc­tion d’ac­teurs manque un peu de constance, mais dans l’en­semble le cas­ting fait un bon tra­vail. Et la prise de son soi­gnée vous fera bien com­prendre la dif­fé­rence entre un cinq cylindres tur­bo alle­mand et un quatre cylindres com­pres­sé italien.

Et puis, en tant que tra­duc­teur, je note for­cé­ment ce petit plai­sir : il est inté­gra­le­ment tour­né en langues ori­gi­nales. Quand Fiorio dis­cute avec ses méca­ni­ciens, c’est évi­dem­ment en ita­lien. Quand il déjeune avec les ins­pec­teurs de la FISA, il les bara­tine en fran­çais. Quand il répond à une jour­na­liste amé­ri­caine, c’est en anglais. Cette logique est pous­sée jus­qu’aux petits doutes de la vraie vie : quand Röhrl échange briè­ve­ment avec des gens d’Audi, c’est logi­que­ment en alle­mand, et c’est tout aus­si logi­que­ment que Fiorio lui demande de quoi ils cau­saient. Et au cas où vous auriez un doute, oui, Fiorio parle cou­ram­ment ita­lien, fran­çais et anglais. C’était rare pour les Italiens de sa géné­ra­tion, mais il avait fait sciences po et son père était direc­teur de la com­mu­ni­ca­tion de Lancia, ce qui lui a don­né très tôt l’oc­ca­sion de bos­ser les langues.

Ce soin appor­té aux langues rend d’au­tant plus dom­mage le choix du dis­tri­bu­teur fran­çais de faire tra­duire ça à l’ar­rache par des gens qui n’a­vaient jamais mis les pieds sur un ral­lye, appa­rem­ment sans même leur dire de quoi par­lait le film. Quand Audi domine « on all tracks », ça devient « sur tous les cir­cuits », tra­duc­tion abso­lu­ment ridi­cule quand le per­son­nage prin­ci­pal va jus­te­ment expli­quer cinq minutes plus tard que la par­ti­cu­la­ri­té du ral­lye, c’est d’être cou­ru non sur cir­cuit, mais chez les gens, dans leurs vil­lages, sur les routes qu’ils prennent tous les jours. Quiconque aurait vague­ment com­pris le film aurait écrit « tous les ter­rains » sans hési­ter. Et quand la voi­ture de Röhrl a un pro­blème de « bilan­ciere« 5, les sous-titres disent qu’il faut chan­ger une bielle. Dans la sus­pen­sion. Mais oui mais oui… Vous vou­liez dire pous­soir ou bas­cu­leur, peut-être ?

Un tel ama­teu­risme de la part du dis­tri­bu­teur est dif­fi­cile à admettre. Ça va pas détruire le film, mais ça reste un vrai problème.

Fiorio devant deux 037 au capot démonté
La 037, la pre­mière « vraie » groupe B : un châs­sis de pro­to habillé d’une car­ros­se­rie amo­vible. — pho­to Metropolitan Films

À l’heure du bilan, Race for glo­ry : Audi vs Lancia est un film assez déce­vant. D’abord parce qu’il mal­traite un pan majeur de l’Histoire du ral­lye, alors qu’il s’a­dresse clai­re­ment aux fans de sports méca­niques. Ensuite parce que son auteur-réa­li­sa­teur ne semble pas avoir su ce qu’il vou­lait dire. La mise en place est assez propre, pre­nante et inté­res­sante, mais rapi­de­ment le scé­na­rio s’é­par­pille, les per­son­nages sont inté­grés sans finesse parce qu’on vou­lait leur faire dire un truc dans une scène, et la réa­li­sa­tion est elle-même en roue libre. Il n’est pas fon­da­men­ta­le­ment mau­vais et on ne s’y ennuie pas, mais le sujet aurait méri­té bien mieux – et l’ou­ver­ture méri­tait un meilleur enchaînement.

  1. There is no ter­rible way to win. There is only winning.
  2. Lot of people go through life doing things bad­ly. Racing’s impor­tant to men who do it well. When you’re racing it… it’s life. Anything that hap­pens before or after… It’s just waiting.
  3. Notez qu’il existe peut-être un uni­vers paral­lèle où Markku Alén a réus­si à se faire envoyer en Suède, à y faire une bonne per­for­mance qui a convain­cu Fiorio de miser sur lui pour le titre pilotes, et où il a grillé Mikkola en mar­quant des points en Côte d’Ivoire et au RAC.
  4. Dans la vraie vie, il détes­tait ce ral­lye à cause des sauts et refu­sait d’y par­ti­ci­per tous les ans depuis 1973. Fiorio était par­fai­te­ment au cou­rant qu’il ne convain­crait pas Röhrl de faire le dépla­ce­ment même en lui offrant un pont d’or et la meilleure voi­ture du monde.
  5. Sans garan­tie, mon ita­lien étant très rouillé et les méca­nos stres­sés par­lant avec une pré­ci­pi­ta­tion plu­tôt réaliste…