De la Terre à la Lune
|de Ron Howard, Brian Grazer, Tom Hanks et Michael Bostick, 1998, ****
En 1957, l’URSS met en orbite les deux premiers Spoutnik. Les États-Unis paniquent : leur suprématie technologique est remise en question, plus encore qu’après le « match nul », Sabre contre MiG-15, de la guerre de Corée. Ils lancent donc la course à l’espace, avec un objectif simple : montrer qu’ils pourront le conquérir mieux et plus vite que les Soviétiques. L’URSS enfonce donc le clou en 1959 avec la première libération de l’attraction terrestre et le premier survol lunaire. Les États-Unis disent alors « non mais ça compte pas, le but de la course c’est de mettre des gens dans l’espace ». L’URSS enfonce donc le clou en 1961 avec le premier cosmonaute non seulement dans l’espace, mais en orbite1, puis en faisant le premier vol spatial en formation. Les États-Unis disent donc « non mais ça compte pas, le but de la course c’est de mettre des gens sur la Lune ». L’URSS tente donc d’enfoncer le clou en 1969, mais ne réussit qu’à établir un record d’explosion non nucléaire en vol. Et quand, deux semaines plus tard, Eagle se pose dans la mer de la Tranquillité, les États-Unis peuvent dire « voilà, on a gagné la course à l’espace » et arrêter les frais sans même finir le programme prévu.
Parce que l’esprit américain, c’est ça : on est la greatest nation in the world, donc tant qu’on gagne pas, c’est que c’est pas fini. Et quand on gagne, c’est qu’on est les meilleurs, fin de la discussion.
En 1998, le trentième anniversaire des vols lunaires approche. Et pour fêter correctement l’occasion, Ron Howard, Brian Grazer, Michael Bostick et Tom Hanks lancent une mini-série documentaire romancée. Leur objectif : raconter la conquête spatiale américaine, du saut de puce de Shepard à Apollo 17.
On notera donc que la dernière mission Apollo, la rencontre avec Soyouz en 1975, est tout juste évoquée, et encore, en parlant de la suite de la carrière de Slayton : pour les auteurs, ce qui se passe après les missions lunaires n’a aucun intérêt, même si ce sont les mêmes personnes et le même matériel. Est-ce grave ? Pas vraiment. Juste dommage : le rendez-vous Apollo-Soyouz est un épilogue inattendu, qui apporte une perspective très intéressante sur la course à la Lune.
Pour le reste, la narration presque chronologique, suivant généralement une mission par épisode, est très efficace. Chaque étape rappelle les enjeux et présente son sujet, ce qui évite l’écueil classique des documentaires : les passages d’explications intenses et verbeuses. Par exemple, ce n’est qu’au cinquième épisode, quand on s’intéresse au module lunaire, qu’on explique la dynamique des missions lunaires – alors même qu’on a déjà fait le tour de la Lune dans l’épisode précédent, mais en se concentrant sur les risques et l’importance historique de cette mission plus que sur sa physique.
L’aspect documentaire est évidemment particulièrement soigné : si Ron Howard aime bien prendre des libertés avec l’Histoire voire la réécrire purement et simplement, il sait aussi la respecter scrupuleusement. Les vols sont reconstitués avec soin, certains détails très précis sont montrés clairement, l’ensemble est clair tout en limitant les explications au strict nécessaire. L’ambiance à la Nasa et chez ses contractants est également un vrai sujet, et les auteurs s’intéressent en profondeur aux aspects humains. Ils nous présentent ainsi toute la variété des astronautes (des bosseurs sérieux genre Armstrong aux blagueurs d’Apollo 12 en passant par le géologue qui n’a jamais piloté un avion) et de leur entourage, ainsi que des autres personnes impliquées. On a même droit à une réflexion sur la nature du journalisme, entre présentateur spécialiste de son sujet qui se considère presque comme un acteur de la conquête lunaire et jeune loup en quête de sensationnel qui chasse le scoop sans égard pour les autres.
La forme est un peu plus inégale. En fait, De la Terre à la Lune est plus une anthologie qu’une série : chaque épisode a ses propres recettes, sa propre tonalité, sa propre voix. Un est presque intégralement en noir et blanc, un parle plus d’expériences scientifiques dans le Colorado que d’espace, d’autres sont racontés d’un point de vue extérieur (médias ou épouses)…
Et bien entendu, cela culmine avec l’évocation comique du tournage du Voyage dans la Lune de Méliès, totalement à part des autres épisodes.
Mais cette variation de ton a un avantage : la série n’est pas monotone. Et cela permet aussi d’éviter une grosse répétition annoncée : si la narration avait repris les standards des sixième et septième épisodes, le huitième aurait ressemblé à un résumé du film Apollo 13, réalisé par le même Howard, produit par les mêmes Grazer et Bostick, et joué par le même Tom Hanks qui produit la série. Mais David Frankel, réalisateur de cet épisode, contourne le problème avec un choix radical : prendre le point de vue terrestre, sans aucune image du vol !
Pleine de qualités, cette série documentaire a tout de même un gros défaut : le manque de recul sur l’américanisme. « On est les meilleurs et on va vous raconter comment on a gagné la Lune » infuse discrètement une bonne partie de la narration, notamment dans les ouvertures présentées par Tom Hanks et le grand finale. Or, l’exploration lunaire n’est qu’un épisode de la conquête spatiale, aussi impressionnante et remarquable soit-elle. Les Soviétiques ont fait de nombreuses avancées essentielles, l’Union européenne et le Japon aussi, et les résultats les plus spectaculaires des cinquante dernières années sont tous le résultat de larges collaborations internationales. S’arrêter en 1972 est évidemment naturel pour une série qui raconte l’histoire de la Terre à la Lune, mais le message « on est les meilleurs » est un narratif commercial de l’époque qui, trente ans plus tard, aurait mérité une bonne remise en perspective.
Par ailleurs, la série présente comme tout naturel le choix d’un programme centralisé où la Nasa est unique maîtresse d’œuvre. C’était pourtant un petit choc culturel : l’industrie et les autorités américaines avaient une conviction très ancrée que seule la libre concurrence entre projets pouvait offrir de bons résultats. Tout programme fédéral finançait le plus loin possible au moins deux projets parallèles, même pour des sujets aussi stratégiques, sensibles et secrets que les avions-espions2. Or, les États-Unis ont gagné la course à la Lune grâce à… un bon vieux plan décennal à la Soviétique, où les contractuels et les sous-traitants ont été choisis avant même que l’architecture générale du projet soit figée et où l’autorité centrale a décidé qui ferait quoi quand avec quels moyens. Dans un documentaire centré sur cette décennie de conception, construction, essais et améliorations, on aurait vraiment aimé avoir une explication là-dessus.
Pas de quoi vous dégoûter : si vous vous intéressez vaguement à la conquête spatiale, De la Terre à la Lune est incontournable. Vivante, généralement entraînante, claire et documentée, c’est une série très réussie et dans l’ensemble passionnante.
- Il faudra un mois aux États-Unis pour faire un saut dans l’espace parcourant moins de 500 km…
- Même la CIA n’y dérogeait pas : alors que Lockheed avait un historique très favorable, une vraie structure dédiée aux projets secrets et une claire longueur d’avance, l’agence a supporté tout le design du Convair Kingfish et n’a pu trancher en faveur du A‑12 qu’une fois arrivée au stade de la commande des prototypes.