Au cœur de l’océan

de Ron Howard, 2015, ***

Il y a deux ans, Ron Howard réus­sis­sait un tour de force : réunir dans la même salle de ciné­ma fans de block­bus­ters lamb­da, authen­tiques pas­sion­nés de sports méca­niques, nos­tal­giques des années 70, midi­nettes hem­swor­tho­philes et infir­miers du ser­vice des grands brû­lés, et leur mon­trer à cha­cun un film qu’ils aime­raient. Le résul­tat s’ap­pe­lait Rush et connut un suc­cès tota­le­ment méri­té (mal­gré une paire d’ap­proxi­ma­tions historiques).

Après Niki Lauda, Ron Howard s’at­taque à une autre de mes his­toires favo­rites : Moby Dick, que j’ai dévo­ré à onze ans (et que je n’ai jamais relu depuis, je devrais peut-être), et qui a connu diverses adap­ta­tions de niveaux divers. Plus pré­ci­sé­ment, selon sa pas­sion pour les romans his­to­riques, il s’en prend au nau­frage de l’Essex, le balei­nier qui ins­pi­ra Melville.

C’est ain­si que les affiches pro­clament haut et fort que Au cœur de l’o­céan est « l’his­toire vraie qui a ins­pi­ré Moby Dick ». Et c’est là que, per­son­nel­le­ment, j’ai un gros pro­blème : l’his­toire du nau­frage de l’Essex, je la connais. À 15 ans, un des bou­quins sur les­quels j’é­tais tom­bé racon­tait com­ment Melville avait uti­li­sé des élé­ments de dif­fé­rentes légendes des pêcheurs de Nantucket pour bâtir un roman syn­cré­tique. Pis, j’ai révi­sé il n’y a pas long­temps après un sujet de France 2 qui par­lait de Moby Dick après qu’une jubarte avait abî­mé un bateau. Or, si Howard avait un peu roman­cé l’his­toire de Lauda et Hunt, il a fran­che­ment tor­tu­ré celle de l’Essex, jus­qu’à com­mettre des choses qui tiennent plus de l’at­ten­tat his­to­rique que de l’ap­proxi­ma­tion romancière.

— C'est moi le héros, et t'es un gros con.— Oui, mais c'est moi le capitaine, alors ta gueule.photo Jonathan Prime pour Warner Bros
— C’est moi le héros, et t’es un gros con.
— Oui, mais c’est moi le capi­taine, alors ta gueule.
pho­to Jonathan Prime pour Warner Bros

Premier point : Owen Chase n’é­tait pas un second tren­te­naire, solide et aguer­ri, pla­cé sous les ordres d’un capi­taine de bonne famille inepte. Personne n’a­vait pro­mis à Chase une capi­tai­ne­rie, pour l’ex­cel­lente rai­son qu’en août 1819 il n’a­vait que 22 ans. L’ensemble de l’é­qui­page était jeune et inex­pé­ri­men­té, et si Chase devait avoir une belle car­rière jus­qu’au milieu de la qua­ran­taine, il n’é­tait qu’à l’aube de celle-ci. Dommage, la riva­li­té entre Chase et Pollard est un élé­ment cen­tral du film, mais elle n’a que peu de fond his­to­rique : ils avaient déjà ser­vi ensemble, sur un pré­cé­dent voyage de l’Essex, et c’est sur la fin du voyage que leurs rela­tions se sont dété­rio­rées. Le vrai élé­ment de désac­cord entre eux fut après le nau­frage, Pollard sou­hai­tant rejoindre les Marquises et Chase l’Amérique, mais ce détail est pour sa part oublié dans le film !

Deuxième point : la cam­pagne de l’Essex n’é­tait pas un échec. Il était par­ti pour un voyage de deux ans et demi et, lors­qu’il fit escale aux Galápagos après un peu plus d’un an de mer, il était à moi­tié rem­pli : pas un grand suc­cès, mais pas non plus une catas­trophe donc.

Troisième point : le cacha­lot qui cou­la l’Essex était grand. Et gris fon­cé. Ah, et sale­ment carac­té­riel, mani­fes­te­ment. Il n’a­vait pas de cou­leur spé­ci­fique, celle-ci étant une carac­té­ris­tique d’une autre célé­bri­té chez les pêcheurs de Nantucket, Mocha Dick, un grand mâle albi­nos connu pour don­ner des coups de nageoires aux balei­nières, qui sur­vé­cut à plu­sieurs attaques et dans lequel on retrou­va dix-neuf fers de har­pons lors­qu’il fut fina­le­ment tué en 1838. Ajouter la blan­cheur au cacha­lot qui cou­la l’Essex, c’est pré­ci­sé­ment la carac­té­ris­tique de Moby Dick, et à par­tir de là on peut consi­dé­rer Au cœur de l’o­céan comme une adap­ta­tion du roman de Melville au moins autant que comme l’his­toire qui l’inspira !

La luge de Nantucket, c'est du sport. photo Warner Bros
La luge de Nantucket, c’est du sport. pho­to Warner Bros

Quatrième point : autant les bateaux (balei­nier et balei­nières) sont plu­tôt fidè­le­ment recons­ti­tués, autant la pêche elle-même souffre de plu­sieurs approxi­ma­tions risibles. Le point le plus cho­quant ? Quand un cacha­lot tou­ché décide de son­der, l’é­qui­page de la balei­nière laisse filer la ligne du har­pon, jusque là tout va bien. Sauf que dans les vues sous-marines, on voit tou­jours la sur­face, à quelques mètres du cacha­lot, même après que plus de cent brasses de ligne ont été dévi­dés. En fait, le réa­li­sa­teur semble n’a­voir pas com­pris le concept même de céta­cé qui sonde : il plonge presque à la ver­ti­cale pour gagner rapi­de­ment une pro­fon­deur très élevée.

On note aus­si cette curio­si­té amu­sante, qui ne demande même pas de s’y connaître pour la trou­ver bizarre : au début du film, Pollard, Chase et Joy choi­sissent leurs har­pon­neurs, mais ensuite c’est tou­jours Chase qui est à la pointe de sa balei­nière et mani­pule l’arme. Son har­pon­neur ? Je sais pas, il doit res­ter aux avi­rons, je suppose.

Ça paraît exagéré, mais en fait non : à 27 m, l'Essex était un relativement petit baleinier et son assaillant était un grand mâle estimé à 25 m. photo Warner Bros
Ça paraît exa­gé­ré, mais en fait non : à 27 m, l’Essex était un rela­ti­ve­ment petit balei­nier et son assaillant était un grand mâle esti­mé à 25 m. pho­to Warner Bros

Cinquième point : comme si un nau­frage n’é­tait pas assez dra­ma­tique, le scé­na­riste s’est sen­ti obli­gé d’a­jou­ter un incen­die. Vue la pho­bie que les marins de l’é­poque avaient vis-à-vis du feu, tout était pré­vu pour que rien ne crame par acci­dent, et pen­dant une pêche diurne où il ne res­tait que deux à trois hommes sur le balei­nier, j’ai du mal à voir ce qui aurait jus­ti­fié de lais­ser une flamme nue prête à bou­ter le feu au stock d’huile au moindre choc.

Sixième point : Joy n’est pas res­té mou­rir sur l’île Henderson. Il a repris la navi­ga­tion avec l’é­qui­page de la troi­sième balei­nière et est mort deux semaines plus tard. Certains pensent que son état l’a empê­ché de sur­veiller effi­ca­ce­ment le ration­ne­ment de ses hommes, qui sont arri­vés au bout de leurs vivres une semaine avant ceux de Pollard. C’est pas négli­geable sur le plan his­to­rique, même si ça n’au­rait sans doute pas chan­gé grand-chose à leur sort — sépa­rée de la balei­nière de Pollard, celle de Joy n’a été retrou­vée que bien plus tard, après avoir été dros­sée à terre avec des cadavres à bord.


Nantucket Sleighride est dédiée à Owen Coffin.

Septième point, essen­tiel sur le plan his­to­rique comme pour les enjeux du film : l’é­pi­sode de la courte paille. J’imagine que la com­mis­sion de cen­sure interne à la pro­duc­tion a dit que la véri­té était trop dure pour un film amé­ri­cain des­ti­né à une large dif­fu­sion ; il a donc fal­lu recou­rir à l’ar­ti­fice de « oh mon Dieu je peux pas tuer mon capi­taine, même si le sort l’a dési­gné, je vais plu­tôt me sacri­fier ». Sauf que putain de Dieu, c’est pas comme ça que ça s’est pas­sé. C’est bien Coffin qui a tiré la boule noire, un deuxième tirage au sort a déter­mi­né qui devait l’a­battre, et c’est ce qu’il a fait, et tout le monde l’a man­gé (sans assaisonnement).

Huitième point, et je m’ar­rê­te­rai là : il n’y pas de fon­de­ment his­to­rique à l’his­toire de la com­pa­gnie cher­chant à maquiller la réa­li­té. Le récit du nau­frage de l’Essex a d’ailleurs été lar­ge­ment dif­fu­sé à l’é­poque dans la presse, Chase ayant même publié un livre avant la fin de l’an­née sans que cela nuise à la suite de sa carrière.

Après, il y a aus­si des petits arran­ge­ments avec la véri­té, plus véniels en véri­té, comme le fait que Chase sache que sa femme était enceinte — sa fille avait qua­torze mois à son retour, après vingt-deux mois de mer : elle était donc enceinte d’en­vi­ron un mois lors de son départ, ce qui vu l’é­tat de la gyné­co­lo­gie de l’é­poque était sans doute lar­ge­ment igno­ré du navi­ga­teur. J’ai aus­si beau­coup ri quand Chase grimpe dans la voi­lure pour libé­rer une voile blo­quée avec l’ai­sance de Legolas grim­pant aux arbres, sachant qu’un navire à voile a jus­te­ment des gabiers bien mieux for­més et bien plus à l’aise en hau­teur que le second pour faire ce genre de cascade.

Non, j'ai jamais rencontré Melville, et mes mémoires n'ont été retrouvés et publiés qu'en 1984. photo Warner Bros
Non, j’ai jamais ren­con­tré Melville, et mes mémoires n’ont été retrou­vés et publiés qu’en 1984. pho­to Jonathan Prime pour Warner Bros

Les lit­té­raires, pour leur part, savent bien que Melville a tenu son récit d’un des enfants de Chase, qui lui avait refi­lé le livre de celui-ci, et non de Nickerson, qui racon­ta à son tour le nau­frage par­mi d’autres anec­dotes un demi-siècle plus tard.

Pour autant, Au cœur de l’o­céan est-il un naufrage ?

Non, on ne peut pas dire ça. C’est un récit fort clas­sique sur l’af­fron­te­ment de deux meneurs, l’un natu­rel, l’autre de droit ; c’est un récit de mer rela­ti­ve­ment solide, bien mené, avec un rythme par­fai­te­ment maî­tri­sé, et quelques scènes par­ti­cu­liè­re­ment réus­sies — comme le « tour de luge de Nantucket », lors­qu’un cacha­lot har­pon­né fuit à l’ho­ri­zon­tale, entraî­nant la frêle balei­nière à une ving­taine de nœuds. La deuxième par­tie tourne au sur­vi­val plu­tôt bien fichu, avec de la faim, de la soif et trop de soleil, et la mai­greur des acteurs comme l’ex­cellent tra­vail des maquilleurs rendent par­fai­te­ment la dure­té de la situation.

Côté réa­li­sa­tion, rien à signa­ler : il y a du spec­tacle, une pho­to soi­gnée notam­ment dans les inté­rieurs, et même les acteurs ne sont pas trop mau­vais (je vais finir par croire qu’on peut faire quelque chose d’Hemsworth, faut juste pas le lais­ser appro­cher de mau­vais direc­teurs d’ac­teurs comme Sanders et le main­te­nir loin de Mjölnir). Howard connaît son bou­lot et le fait glo­ba­le­ment bien, entou­ré par une bonne par­tie de l’é­quipe de Rush (Dod Mantle à la pho­to, Hanley et Hill au montage).

En fait, Au cœur de l’o­céan est une bonne adap­ta­tion de Moby Dick et du Radeau de la Méduse. Le pro­blème, c’est qu’il pré­tend racon­ter une his­toire vraie, et que ça, c’est tout sim­ple­ment un men­songe éhonté.