Un métier sérieux

de Thomas Lilti, 2023, ****

J’avais 22 ans quand je me suis retrou­vé devant un stock d’a­do­les­cents avec pour mis­sion de les aider à faire leurs devoirs mais en silence en leur appre­nant à exer­cer leur esprit cri­tique et citoyen dans l’ordre et la dis­ci­pline. Pour toute pré­pa­ra­tion, une autre pionne m’a­vait fait visi­ter l’é­ta­blis­se­ment entre 7h30 et 7h40, pro­fi­tant d’un ins­tant de calme entre la fin du petit-déjeu­ner des internes et l’ar­ri­vée des masses en bus. Précisons qu’il y avait quatre bâti­ments plus un gym­nase, pour un col­lège, un lycée et un lycée pro­fes­sion­nel, avec des règles dif­fé­rentes (c’é­tait l’é­poque où les élèves majeurs pou­vaient fumer dans les LEP, mais où les col­lèges et les lycées géné­raux étaient non-fumeurs, par exemple) et des régimes variables. On te balance là-dedans, on regarde si tu te noies, et si au bout de six mois tu n’es pas dégoû­té au point de pré­fé­rer retour­ner des steaks à McDo, tu peux avoir une chance d’ap­prendre et de t’améliorer.

C’est pas cool pour les pions. Mais le vrai pro­blème, c’est que c’est pareil pour les profs. Brièvement dotés d’une vague for­ma­tion théo­rique, ils se retrouvent jetés devant une salle de petits êtres humains (par­fois plus grands qu’eux) avec pour mis­sion de leur apprendre des trucs pen­dant un an. Ils se retrouvent tiraillés entre des injonc­tions contra­dic­toires, coin­cés entre l’ad­mi­nis­tra­tion et les parents d’é­lèves, som­més d’en­sei­gner à des gens qui n’ont pas le choix d’être là et n’ont rien à faire de la géo­gra­phie, tout en décou­vrant sur le tas les bases de la dis­ci­pline – et à quel point ça va bouf­fer leur temps de cours… Et s’ils sur­vivent, s’ils ne jettent pas l’é­ponge dans les cinq pre­mières années, ils auront une chance de deve­nir de vrais pro­fes­seurs, ceux qui sentent leur classe, arrivent à trou­ver l’é­qui­libre entre tra­vail et res­pi­ra­tion, inté­ressent leurs élèves à leur matière, évitent le dawa sans ter­ro­ri­ser les minots, et se résolvent excep­tion­nel­le­ment à inter­ve­nir dans la salle d’à côté pour aider le jeune col­lègue dépassé.

Vincent Lacoste et François Cluzet devant la classe.
Bon, les jeunes, je sais qu’il est nou­veau, mais c’est pas une rai­son : on res­pecte les sur­veillants et sur­tout on laisse bos­ser ceux qui ont cours à côté ! — pho­to Denis Manin pour Les Films du Parc

En sui­vant l’i­ti­né­raire de Benjamin, prof jeune et juvé­nile qui prend son pre­mier poste dans un col­lège ordi­naire, de son pre­mier cours à sa pre­mière muta­tion en pas­sant par son pre­mier conseil de dis­ci­pline, Thomas Lilti ne se limite pas à racon­ter un récit ini­tia­tique autour de son débu­tant. Il fait sur­tout un por­trait d’en­semble : il pré­sente la com­mu­nau­té édu­ca­tive – des vieux profs à l’an­cienne, blan­chis sous le har­nois, qui connaissent tous les rouages de l’Éducation natio­nale et maî­trisent leur classe sans y pen­ser aux jeunes qui cherchent encore un peu leur place face à des élèves pour qui ils vou­draient ne pas être un simple flic, en pas­sant par ceux qui craquent et les pro­vi­seurs qui essaient d’a­mor­tir les tem­pêtes tout en res­pec­tant leur budget.

Il pré­sente aus­si, en pas­sant, quelques élèves : ils ne sont pas le sujet du film, mais cer­tains ont un rôle essen­tiel – notam­ment, bien sûr, celui qui pas­se­ra en conseil de dis­ci­pline, un moment tou­jours un peu trau­ma­ti­sant, pour les profs aussi.

Soirée Trivial Pursuit chez les profs
Les profs, des gens nor­maux qui peuvent par­fois se faire une soi­rée entre col­lègues. — pho­to Rémy Grandroques pour Les Films du Parc

On retrouve donc un peu la struc­ture des pré­cé­dents Lilti : la vue d’en­semble bros­sée par petites touches, enchaî­nant les ins­tan­ta­nés réa­listes sur une tona­li­té entre comé­die désa­bu­sée et tra­gé­die légère. Moins reven­di­ca­tif que Hippocrate, Un métier sérieux dresse tout de même un constat assez dur envers le manque de for­ma­tion et de moyens – par exemple la rare­té des loge­ments de fonc­tion, pour des employés qui peuvent être envoyés n’im­porte où quelques jours avant la rentrée…

Le gros du film « sonne » vrai, juste, avec des dia­logues natu­rels, des situa­tions réa­listes, des acteurs qui se fondent dans leur rôle (on avait pas vu un per­son­nage aus­si adap­té à Vincent Lacoste depuis un moment), et un bel équi­libre entre humour, ten­dresse et ten­sion. On ne passe pas à côté de quelques excès cari­ca­tu­raux : par exemple, en géné­ral, les profs qui craquent partent en cla­quant la porte et aban­donnent leur classe, ou bien ils res­tent à san­glo­ter sur leur chaise jus­qu’à ce qu’une élève inquiète aille cher­cher une CPE, mais ils n’en­ferment pas les élèves. Mais ces ratés sont rares, le conseil de dis­ci­pline est à l’in­verse criant de véri­té, et l’en­semble reste tout à fait réussi.