Magnum
|de Donald P. Bellisario et Glen A. Larson, 1980–1988, ****
Rick n’a pas de chance. D’abord, les parents Wright, à l’humour discutable, l’ont prénommé Orville Wilbur. Ensuite, ils sont morts lorsqu’il avait douze ans, le laissant à la charge d’Ice Pick, un « ami » de la famille membre de la mafia locale. Puis, comme beaucoup de jeunes Américains des années 1960, il a été envoyé au Vietnam. Et là, il a rencontré Theodore « TC » et Thomas.
Eux ont pu apprendre des choses utiles : TC, pilote d’hélicoptère pour les Marines, a pu se recycler dans le civil en promenant les touristes fortunés. Thomas, passé par les SEAL et l’Office of Naval Intelligence, a appris à pénétrer les endroits sécurisés, à surveiller et espionner, et propose désormais ses services comme détective privé.
Rick, lui, a juste appris à tirer à la .50 depuis la porte d’un Huey, un talent peu utile sorti de l’armée. C’est donc toujours plus ou moins sous la coupe d’Ice Pick qu’il a monté un bar-discothèque rapidement en faillite, avant de devenir gérant d’un club select présidé par Jonathan Quayle Higgins III, un Anglais coincé et psychorigide.
Et là, c’est le drame. Quand un de vos amis est détective privé et que votre boulot vous amène tous les jours à côtoyer les élites et la pègre – qui, comme chacun sait, cohabitent très bien dans les endroits privés –, vous pouvez parier que ledit ami va passer beaucoup trop de temps sur la plage de votre club et vous demander beaucoup trop d’informations et de coups de main.
Surtout qu’à la base, Thomas n’est pas vraiment scrupuleux lorsqu’il s’agit de demander un coup de main. Il est même maître manipulateur, et a obtenu jusqu’à son logement en échangeant des faveurs : il « gère » la sécurité de Robin’s Nest, le domaine luxueux d’un auteur de romans d’action bas de gamme, et squatte du coup la maisonnette et la Ferrari initialement destinées aux invités. Branleur de première, il n’a jamais un rond devant lui et vit éhontément aux crochets de ses amis, ne prenant que les boulots qui lui plaisent pour, de temps en temps, faire mine de payer un verre et faire oublier ses ardoises.
Cependant, lorsqu’il accepte un contrat (plus souvent motivé par les yeux de la cliente que par le chèque proposé), c’est aussi un professionnel acharné, qui ne lâche rien, se mouille et mouille ses proches sans hésiter et s’avère prêt à prendre tous les risques : surtout si la fille est mignonne, Thomas Magnum ne craint personne.
Enfin presque. Sa vie paradisiaque, placée sous l’heureux signe du squatteur ascendant morpion, connaît un obstacle : Higgins. Outre son poste de directeur du club géré par Rick, il est majordome de Robin’s Nest. Et en bon ancien soldat de l’armée britannique, souple comme la lèvre supérieure de sir Francis Drake, il méprise ouvertement le style de vie de Thomas et a spécifiquement dressé les dobermans du domaine à le poursuivre.
Donc voilà. Les aventures d’un détective privé, toujours sur la paille, qui n’accepte les contrats que s’il y a une jolie fille à accompagner, tandis que la personne qui vit à côté est obligée de le menacer presque tous les matins pour le mettre au travail. Sur le papier, ça rappelle forcément Nicky Larson. En plus, Thomas vit à Hawaï, et il y a plein de Japonais à Hawaï, donc on pourrait imaginer que Tsukasa Hōjō se soit inspiré de Magnum pour créer City hunter1. Mais en fait, non, la tonalité est extrêmement différente.
Par ailleurs, une série policière située à Hawaï, très largement tournée en extérieur (à une époque où ça n’était encore pas si courant), présentant longuement l’archipel, ses coins paradisiaques, ses zones escarpées inaccessibles, ses ouragans implacables, ses cultures locales diverses et variées, ses hippies débarqués pour profiter des vagues, ses promoteurs immobiliers véreux2 et ses autochtones tentant tant bien que mal de préserver leur histoire… Une série hawaïenne donc, pleine de cadavres et dont le héros est une espèce de pit-bull qui ne lâche jamais quand il a flairé une proie, ça pourrait bien faire penser à Hawaï, police d’État. Mais en fait, le seul point commun, c’est que CBS a lancé Magnum pour pallier la fin de Hawaï, police d’État et rentabiliser ses installations de production locales.
En fait, si Magnum s’apparente à d’autres œuvres, ce seraient plutôt L’agence tous risques et surtout MacGyver. Comme celle-là, c’est avant tout l’histoire d’une équipe de fortune, dont les membres très différents ne s’entendent pas toujours très bien, avec un équilibre soigné entre aventures, baston et humour facile. Comme celle-ci, c’est l’histoire d’un héros beau gosse et dragueur, approchant la quarantaine, incapable de se fixer ou de vraiment s’engager.
Mais Magnum a aussi bien des aspects uniques. La série peut être tragique, voire franchement glauque, bien plus que les autres séries « fun » de l’époque. Il n’y a pas toujours de happy end et certains épisodes sont absolument déprimants — comme celui où Thomas se demande s’il doit enfermer un ami ou le laisser tenter une aventure probablement suicidaire, ou celui où la sœur de Rick revient à Hawaï. Bien sûr, tout n’était pas toujours rose dans les autres séries similaires, mais pour prendre un exemple simple, même le cancer de Jack Dalton n’empêchait pas cet épisode de MacGyver d’avoir son lot de blagues et un équilibre plutôt léger. Les auteurs de Magnum ne se sont pas sentis obligés de respecter cet équilibre, et n’ont pas hésité à faire des épisodes réellement sinistres lorsque le scénario le justifiait.
Outre que cela donne un côté vivant à la série (je sais pas si vous avez remarqué, mais la vraie vie fait pas semblant, dans le sordide comme dans le comique), ça un avantage : la variété. Magnum peut faire dans la pure farce, dans le gentiment sympathique, dans le profondément triste ou dans la pure action décérébrée. Il peut tout mélanger pour un épisode tragi-comique, ou se concentrer sur un seul genre. La série parodiant souvent le film noir, avec son héros un peu ronchon et sa voix off omniprésente, elle pousse de temps à autres jusqu’à l’auto-parodie en faisant ici un vrai épisode totalement sérieux en noir et blanc façon Fritz Lang, là une farce portée par un vieux détective privé qui se prend pour une star hitchcockienne. Au passage, les auteurs saupoudrent la série de références policières ou militaires, mais aussi de reprises de classiques de la culture populaire ou intello – Donne-moi la musique, 18e épisode de la cinquième saison, est ainsi une relecture country de Cyrano de Bergerac.
Absence de monotonie toujours : Magnum aborde des sujets extrêmement divers. Le héros enquête naturellement sur des affaires de mœurs ou d’argent, mais il peut aussi faire le coup de poing pour ses amis, retourner au Vietnam libérer des prisonniers de guerre3, venir à Marseille rejouer French connection, tomber sur des scènes de meurtre, fouiner dans les trafics les plus variés, traiter d’affaires militaires ou d’espionnage, jouer les gardes du corps ou l’éducateur, ou encore chercher le chat de la fille de la voisine. Il lui arrive même de n’avoir pas vraiment d’enquête en cours et de centrer un épisode sur sa simple participation aux compétitions sportives ou aux événements caritatifs locaux.
Et, comme s’il fallait marquer la différence avec la précédente grande série hawaïenne et son héros fort, inflexible et miraculeux indispensable à chaque dénouement, ce sont assez régulièrement les personnages secondaires qui amènent à résoudre l’intrigue – parfois malgré Thomas. Ceux-ci sont d’ailleurs assez bien définis dès les premiers épisodes, avec leurs passés, leurs histoires et leurs objectifs parfois (ou presque toujours dans le cas de Higgins) opposés à ceux du héros. C’est un véritable casting d’ensemble où chacun joue sa partition et où les personnages évoluent au fil de leurs propres expériences et de leurs propres drames (c’est pas pour rien que j’ai fait l’ouverture sur Rick).
Alors, évidemment, cela reste une série télévisée des années 1980, avec des épisodes très indépendants les uns des autres. Vous deviez pouvoir partir en vacances et ne pas être perdu en revenant le mois suivant après avoir raté trois diffusions. Il n’est donc pas question de vivre des révolutions et de remettre en cause les relations entre personnages d’un épisode à l’autre. Ce n’est évidemment pas aussi feuilletonnant que les séries modernes, conçues pour être regardées par blocs et dans l’ordre. Mais Magnum se prête étonnamment bien au binge-watching actuel, par la grâce de ses thèmes variés, de ses personnages creusés et de sa tonalité toujours imprévisible.
Elle est aussi très moderne dans son utilisation de l’expression « 5–0 ». Elle se situe dans le même univers que Hawaï, police d’État, et ceux qui ont vu celle-ci comprennent évidemment que les personnages parlent du groupe spécial de Steve McGarrett. Mais leurs « let’s call 5–0 » et similaires sont étonnamment naturels aujourd’hui, où l’expression désigne la police dans son ensemble. Soit dit en passant, je ne serais pas étonné que Magnum ait en vérité fait bien plus pour populariser cet usage que son aînée.
Dernier petit truc à l’époque inhabituel : sans vraiment briser le quatrième mur (il a la narration en voix off pour parler au spectateur), Thomas se retourne plus ou moins régulièrement vers le public pour partager une mimique ahurie ou un haussement de sourcils complice.
Finalement, c’est plus sur le plan technique que la série a vieilli. Si Hawaï est évidemment un décor magnifique, la qualité d’image est parfois inégale et le montage est souvent un poil lent selon les standards modernes. Les dialogues sont très écrits ; c’est volontaire pour Higgins, qui est ouvertement snob, mais le phrasé des autres est souvent un peu trop soigné pour être naturel. La direction d’acteurs est d’ailleurs plutôt théâtrale, de même que la stabilité des plans – on est loin des mouvements de caméras modernes ou même de la fluidité de certains MacGyver.
Et puis, la façon dont les personnages féminins sont réservés aux rôles de victimes ou de gibier a très mal vieilli. Bon, c’était surtout le cas dans les premières saisons : ensuite, les femmes sont plus développées, reviennent pour plusieurs épisodes, et Carol et Maggie deviennent même des appuis récurrents à partir de la troisième saison, mais elles restent largement éclipsées par le casting masculin.
Reste que dans l’ensemble, Magnum s’en sort bien. Le schéma et les thèmes sont assez variés d’une épisode à l’autre pour enchaîner les épisodes sans sensation de répétition excessive, les personnages secondaires sont assez creusés pour soutenir le héros (voire plus), le rythme est assez bien géré malgré quelques coups de mou. Ça n’est évidemment pas bouleversant (c’est avant tout un divertissement), mais certains épisodes plus tragiques et sérieux viennent soutenir l’attention. Comme toutes les séries de Bellisario, on a une touche de militarisme béat occasionnelle, mais elle reste ici assez rare – bien que leur passé militaire soit constitutif de la plupart des personnages – et franchement amortie par le caractère du héros, plutôt trop détendu que pas assez. Bref, ça se regarde encore avec plaisir, plus de quarante ans après sa naissance.
- Le premier volume du manga japonais est paru pendant la quatrième saison de la série américaine.
- Dans toutes les bonnes séries, au moins un des méchants est promoteur immobilier.
- La série démarre seulement cinq ans après l’armistice et de nombreux Américains sont alors encore dans les geôles vietnamiennes.