Proxima

d’Alice Winocour, 2019, ****

Stella, huit ans, vit avec sa mère, Sarah. Depuis toute petite, celle-là sait que celle-ci sou­haite par­tir : elle tra­vaille pour l’Agence spa­tiale euro­péenne, et elle a tou­jours vou­lu être astro­naute. Mais voi­là que cette pers­pec­tive théo­rique devient concrète : Sarah a été sélec­tion­née pour une mis­sion longue durée. Stella va donc devoir habi­ter avec son père alle­mand, faire deux heures de vol jus­qu’à Moscou ou quatre jus­qu’à Baïkonour pour voir sa mère une fois tous les quelques mois, pen­dant que celle-ci pas­se­ra tous les entraî­ne­ments, toutes les for­ma­tions et tous les contrôles médi­caux qui per­met­tront de l’en­voyer un an dans l’espace…

Oui, je suis une femme. Et alors ? — pho­to Pathé

Si vous aimez les films où des astro­nautes défient le des­tin, si vous goû­tez les expli­ca­tions scien­ti­fiques, si vous rêvez de l’a­ven­ture spa­tiale, disons-le sans détour : pas­sez votre che­min. Proxima n’est pas du tout de la veine des L’étoffe des héros, Seul sur Mars, Apollo XIII et consorts. Il se rap­proche plus de First man, mais un First man qui serait débar­ras­sé de toute la par­tie tech­nique et aérienne, encore plus concen­tré sur les aspects per­son­nels, intimes, des per­son­nages. C’est l’his­toire d’une mère et de sa fille, et de com­ment le but de la pre­mière l’o­blige à quit­ter la seconde.

Malgré les appa­rences, ça n’est pas un film fami­lial. En fait, c’est presque le contraire. C’est un film où les rêves ne doivent pas s’ef­fa­cer der­rière la famille, où on a le droit de s’é­loi­gner de son enfant pour atteindre un objec­tif, où en fait les reje­tons n’ont pas besoin de leur mère — ils ont besoin d’un toit, de nour­ri­ture et de bien­veillance, ce qui peut être four­ni par une mère, un père, ou même une garde d’en­fants payée par l’ESA… Stella l’af­firme d’ailleurs sans détour lors­qu’elle retrouve sa mère, en lui impo­sant la langue de l’é­change : puisque tu es par­tie, puisque ma vie est désor­mais en alle­mand, je ne vois pas pour­quoi je ferais l’ef­fort de te par­ler français.

C’est d’ailleurs une des grandes qua­li­tés du film : quoi qu’en dise votre ciné­ma, il ne le passe pas en ver­sion fran­çaise, mais en ver­sions ori­gi­nales. Une Française sépa­rée d’un Allemand pré­pare une mis­sion anglo­phone en Russie. Tous les per­son­nages passent natu­rel­le­ment d’une langue à une autre selon l’en­vi­ron­ne­ment et les inter­lo­cu­teurs pré­sents. Mieux, l’u­ti­li­sa­tion du lan­gage dans le scé­na­rio ne s’ar­rête pas aux évi­dences du style Untel parle plu­tôt alle­mand, Telautre plu­tôt fran­çais, quand ils sont dans tel bureau c’est l’an­glais qui s’im­pose… La langue est aus­si un mes­sage, un pont ou un obs­tacle, que l’on uti­lise pour se rap­pro­cher, pour faire des messes basses ou comme une arme de distanciation.

Et quand j’au­rai fini de mettre au point cette inter­face, je pour­rai révi­ser les pro­cé­dures de sécu­ri­té… et faut que je fasse mes quinze bornes aus­si à un moment… — pho­to Pathé

Pour ceux à qui la vie fami­liale trans­for­mée en thril­ler psy­cho­lo­gique ne suf­fi­rait pas, Winocour a éga­le­ment bien appuyé sur tout ce que les astro­nautes doivent faire avant de pou­voir partir.

Préparer leur mis­sion bien sûr, leur corps évi­dem­ment, apprendre à gérer les rela­tions avec leur équipe sans doute, connaître leurs vais­seaux jus­qu’au der­nier bou­lon assu­ré­ment, savoir secou­rir un col­lègue natu­rel­le­ment, mais aus­si apprendre à tout faire dans une cen­tri­fu­geuse, sur une chaise tour­nante, la tête en bas, accro­ché à des câbles, engon­cé dans un sca­phandre rigide, en met­tant de côté l’ur­gence de la minute d’a­vant et sans flip­per de celle de la minute sui­vante… Les sources de pres­sion et de ten­sions sont mul­tiples, variées, par­fois inat­ten­dues, jus­qu’à ces petits choix tous bêtes : prendre des tam­pons, qui sont du poids en plus au décol­lage, ou pas­ser à l’im­plant sous-cuta­né et perdre tout cycle menstruel ?

Dans sa volon­té de mettre Sarah au pied du mur, Alice Winocour va par­fois légè­re­ment trop loin. Ainsi, l’ac­cueil mépri­sant que lui réserve Mike est un peu bru­ta­le­ment ame­né. Certains détails sont aus­si éton­nants : puisque Stella a pas­sé la visite médi­cale (c’est clai­re­ment annon­cé), pour­quoi ne pas la lais­ser entrer avec une char­lotte et un masque comme le reste de l’é­quipe ? Si c’est sim­ple­ment pour jus­ti­fier le cra­quage en mode « je fais le mur » qui suit (et qui est une insulte au pro­fes­sion­na­lisme des astro­nautes), déso­lé, mais on pou­vait s’en passer.

Non, on peut pas se tou­cher, t’es un sale gosse plein de mala­dies. — pho­to Pathé

Mais en dehors de ces détails, ce thril­ler fami­lial est extrê­me­ment réus­si. Prenant d’un bout à l’autre, ryth­mé mal­gré sa rela­tive len­teur, ten­du et par­fois fran­che­ment oppres­sant, il est aus­si illu­mi­né de quelques scènes plus légères ou pro­fon­dé­ment tou­chantes — comme l’ex­cla­ma­tion de Stella, une sur­prise mâti­née de fier­té, lors­qu’elle arrive en plein entraî­ne­ment aquatique.

C’est un éloge à ceux qui assument leurs rêves et à ceux qui les sup­portent, à celles qui pré­tendent faire des « métiers d’hommes » et à ceux qui acceptent de revoir leurs pré­ju­gés, à ceux qui relèvent la tête devant l’ef­fort et à ceux qui craquent un peu par­fois quand même. C’est sur­tout un por­trait des vraies gens qui sont astro­nautes (ou l’in­verse). Quelque part, c’est qua­si­ment le contraire de L’étoffe des héros, mais c’est tout aus­si fort.