Cœurs noirs

de Duong Dang-Thai, Corinne Garfin et Ziad Doueiri, 2023, ****

En 2003, Chirac prend une déci­sion simple, mais qui nous vau­dra quelques années de ten­sions avec les États-Unis : non, la France n’i­ra pas en Irak, et elle blo­que­ra toute réso­lu­tion d’in­ter­ven­tion du Conseil de sécu­ri­té des Nations Unies. Treize ans plus terre, la guerre a quand même eu lieu, les États-Unis ont pris l’Irak, n’ont pas trou­vé d’armes de des­truc­tion mas­sive, ont éta­bli une « démo­cra­tie » dans un État où les ten­sions entre chiites, sun­nites et Kurdes empêchent tout fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique, ont lais­sé filer la moi­tié du pays entre les mains d’un groupe jiha­diste appe­lé « État isla­mique », ont com­man­dé plein d’armes et filé plein de contrats de recons­truc­tion à leurs entre­prises, bref, tout va bien.

Sauf qu’en France, entre temps, il y a eu la vague d’at­ten­tats de 2015, pré­pa­rée notam­ment depuis la zone admi­nis­trée par l’État isla­mique. La France met donc en place Chammal : sans s’en­ga­ger direc­te­ment, elle envoie son avia­tion faire des mis­sions de recon­nais­sance et des frappes de sou­tien à l’ar­mée ira­kienne, tan­dis que des for­ma­teurs fran­çais viennent ren­for­cer les com­pé­tences du contre-ter­ro­risme local et que l’ar­tille­rie aide les forces de Bagdad. Parallèlement, plus dis­crè­te­ment, Hollande et Le Drian envoient éga­le­ment les Forces spé­ciales. En col­la­bo­ra­tion avec les armées ira­kienne et kurde, elles glanent des ren­sei­gne­ments, iden­ti­fient les com­bat­tants fran­çais sus­cep­tibles de reve­nir com­mettre des atten­tats, et les cap­turent ou les éliminent.

Voici pour le contexte, qu’il est bon d’a­voir en tête avant de com­men­cer Cœurs noirs. Non que la série soit géo­po­li­ti­que­ment dif­fi­cile à suivre, mais elle prend le point de vue d’un com­man­do. Ce fai­sant, elle embarque effi­ca­ce­ment le spec­ta­teur au cœur de l’ac­tion, mais elle rend plus dif­fi­cile la prise de recul : on ne sait que ce que savent les hommes et femmes du « groupe 45 » (qui, vu ses tâches et ses com­pé­tences, s’ins­pire de gens du 13e RDP).

Les militaires kurdes en préparation de mission
C’est simple : Hussein était une merde, mais une merde qui main­te­nait l’é­qui­libre. Maintenant, nous les Kurdes, on a un à trois enne­mis : l’ÉI bien sûr, l’ar­mée ira­kienne par­fois, les Américains éven­tuel­le­ment. — pho­to Sife Elamine pour Mandarin Télévision

On sait donc, au début, qu’on est en pleine bataille de Mossoul. Un jiha­diste fran­çais, Zaïd Osman, a été pris. Jackpot : c’est un offi­cier de ren­sei­gne­ment de l’ÉI, qui connaît notam­ment les noms de cel­lules ter­ro­ristes reve­nues en France. Les agents de ren­sei­gne­ments veulent à tout prix le retour­ner, mais il faut pour cela que les agents de ter­rain par­viennent à mettre la main sur un atout : Osman a une fille et un petit-fils, là, quelque part dans Mossoul ou aux environs.

Nous sui­vons donc les recherches d’in­for­ma­tions, les trac­ta­tions avec la police ira­kienne ou l’ar­mée kurde pour pou­voir cher­cher à tel ou tel endroit, les escar­mouches plus ou moins graves contre l’ÉI, les négociations/pressions sur ceux qui savent ou peuvent savoir quelque chose… Et bien enten­du, nous accom­pa­gnons les dif­fé­rents carac­tères qui com­posent le groupe : le chef qui vient d’être muté mais veut voir le bout de l’o­pé­ra­tion en cours, les spé­cia­listes des dif­fé­rents outils, la nou­velle venue qui rem­place le tireur d’é­lite bles­sé et doit s’in­té­grer, etc.

Marie Dompnier, agent de renseignement
Bon, Zaïd, c’est simple, tu sais que t’es mort. Mais si t’es gen­til, on exfiltre ta fille et ton petit-fils et ils reprennent leur vie, et tu meurs dans vingt ans dans une pri­son fran­çaise. — pho­to Sife Elamine pour Mandarin Télévision

Le pre­mier mot qui vient à l’es­prit est « effi­cace ». Le spec­ta­teur est effi­ca­ce­ment embar­qué avec le groupe, les dia­logues sont effi­caces autant que par­fois secs, l’ac­tion est effi­ca­ce­ment menée avec un mon­tage effi­cace qui ne montre que ce que ver­rait un sol­dat à notre place. On est aus­si effi­ca­ce­ment plon­gé dans la panique quand un drone de recon­nais­sance se retrouve coin­cé dans un tun­nel et qu’il faut aller voir soi-même, à l’an­cienne, avec des lampes fron­tales et des jumelles de vision noc­turne comme seules alliées. Et si l’on cherche d’autres qua­li­fi­ca­tifs, « réa­liste » s’im­pose rapi­de­ment : la pro­duc­tion a vou­lu faire juste. Elle s’est atta­ché les conseils d’un ancien du 13e RDP, a envoyé scé­na­ristes et acteurs en stage avec les forces spé­ciales, et s’est ren­sei­gnée sur ce qui existe pour mettre sur pied un scé­na­rio qui aurait pu se produire.

À l’autre bout de la liste, du côté des adjec­tifs aux­quels on pen­se­rait abso­lu­ment jamais, on trou­ve­rait « sub­til » et « déli­cat ». Les sol­dats sont des bour­rins. Ils ont une mis­sion, ils l’exé­cutent en s’ap­puyant sur les com­pé­tences de cha­cun pour éta­blir un plan d’ac­tion, c’est le job. Les offi­ciers de ren­sei­gne­ment savent uti­li­ser un deuxième niveau de réflexion pour mani­pu­ler un pion poten­tiel, mais c’est juste parce que c’est ce qu’il faut pour faire le job. Évidemment, c’est un peu dom­mage de buter des gens ou de perdre des cama­rades, mais bon, ça fait aus­si par­tie du job. Ça n’in­ter­dit pas quelques cré­ti­ne­ries amu­santes, on reste humain, hein (et faut bien décom­pres­ser), mais l’im­por­tant, c’est le job. Les états d’âme ? Ouais, deux minutes, quand on ramasse un copain en lais­sant sa jambe sur place parce qu’on a le temps de récu­pé­rer qu’un seul des deux mor­ceaux. Mais même l’of­fi­cier de ren­sei­gne­ments (ver­sion sub­tile du sol­dat, rap­pe­lez-vous) qui avait une liai­son avec lui y trouve sur­tout une moti­va­tion sup­plé­men­taire pour faire le job.

Cœurs noirs est donc une série mili­taire, une vraie, terre-à-terre, pra­tique et effi­cace comme l’es­prit d’un mili­taire en mis­sion. Comme eux, elle n’a pas de temps à perdre avec les fio­ri­tures, et elle dit ce qu’elle a à dire sans prendre de pin­cettes. Le scé­na­rio incite aus­si un peu à la para­noïa et, comme les per­son­nages, on passe les épi­sodes à guet­ter les sons et les détails en se deman­dant à quel moment on va se faire plom­ber – et sur­tout d’où ça vien­dra, parce que c’est ça, l’in­for­ma­tion qui per­met­tra de répli­quer effi­ca­ce­ment pour faire le job.

Le groupe avançant dans les montagnes
On dira ce qu’on veut, c’est beau, le Maroc l’Irak. — pho­to Sife Elamine pour Mandarin Télévision

Cette ari­di­té thé­ma­tique n’empêche pas d’ap­por­ter un soin cer­tain aux aspects artis­tiques. Tommaso Fiorilli, direc­teur de la pho­to­gra­phie1, et Franck Muller, direc­teur artis­tique, se sont eux aus­si acquit­té de leur mis­sion avec méthode et effi­ca­ci­té : les ambiances gra­phiques se suc­cèdent avec élé­gance en jouant sur les dif­fé­rentes lumières ira­kiennes, dans la poisse d’un sou­ter­rain comme dans les mon­tagnes sous la nuit étoi­lée ou en Patrol sur une piste au milieu du désert. La série est dans l’en­semble belle, même quand elle est dégueu (on devine presque l’o­deur de cer­tains cadavres). Les acteurs eux aus­si font le job avec effi­ca­ci­té ; Duvauchelle en fait un poil trop dans une ou deux scènes des pre­miers épi­sodes, mais l’en­semble du cas­ting excelle dans le feu de l’ac­tion, c’est bien l’essentiel.

Reste une paire de points qui font tiquer. On a un peu l’im­pres­sion qu’a­près quatre épi­sodes cen­trés sur le réa­lisme, les auteurs se libèrent de cette exi­gence et se mettent à faire du ciné­ma : les deux der­niers souffrent de petites inco­hé­rences. Ou bien est-ce le moment où la pro­duc­tion a eu le feu vert pour la deuxième sai­son, et où les scé­na­ristes se sont dit « Okay, on boucle pas cette année, faut délayer et lais­ser une fin ouverte » ?

Jérémy Nadeau (observateur) et Nina Meurisse (tireuse)
— Dis, Nina, tu crois pas qu’on devrait se mettre com­plè­te­ment sous le filet de camou­flage ?
— Te fais pas chier, dans quelques épi­sodes je le lais­se­rai car­ré­ment sur le sac.
- cap­ture d’é­cran Prime Video

L’exemple le plus frap­pant, c’est Nina, qui se place en appui dans la mon­tagne pen­dant que ses cama­rades visitent un vil­lage où, peut-être, un enne­mi pour­rait pas­ser on sait pas quand. Alors qu’elle est seule, qu’elle sait qu’elle va l’être pen­dant des heures, et qu’elle doit abso­lu­ment res­ter inaper­çue, elle ne prend pas la peine d’é­ta­ler le camou­flage qu’elle porte sur son sac à dos depuis cinq épi­sodes. Et quand on voit dans son viseur la suite des évé­ne­ments, une tête fait un peu plus de deux gra­dua­tions du sta­di­mètre. Un rapide cal­cul montre donc qu’elle est à une cen­taine de mètres maxi­mum, après avoir cra­pa­hu­té dans la mon­tagne pen­dant des dizaines de minutes…

On peut aus­si ajou­ter des casques reti­rés à des moments où ils pour­raient encore ser­vir et où ils ne vont qu’en­com­brer, des sacs qui bal­lottent avec l’i­ner­tie d’un truc d’une quin­zaine de kilos et non d’une soixan­taine, des petits détails de ce genre. Rien de dra­ma­tique, certes, mais les pre­miers épi­sodes nous ayant habi­tués à un style qua­si jour­na­lis­tique, il est sur­pre­nant de voir ces pétouilles dans les deux derniers.

Assaut sur un camp d'entraînement de l'ÉI
Des gosses ? Non, des gens avec des Kalash qui nous tirent des­sus et qui apprennent à poser des bombes. — pho­to Sife Elamine pour Mandarin Télévision

Reste que pour l’es­sen­tiel, Cœurs noirs est une série effi­cace, qui montre sans fard des gens qu’on voit rare­ment dans l’au­dio­vi­suel fran­çais (alors que la télé­vi­sion et le ciné­ma anglo-saxons se sont empa­rés des forces spé­ciales il y a des lustres, au point qu’on se demande presque s’il y a plus de SEAL et de SAS à l’é­cran ou dans les armées). Bien construite, bien fil­mée, bien inter­pré­tée, elle ne fait ni dans la déli­ca­tesse ni dans le trai­té de droit inter­na­tio­nal, mais elle a tout pour deve­nir une réfé­rence pour les ama­teurs du genre.

  1. Qui avait aus­si fil­mé Daryl Dixon, où j’a­vais noté la pho­to par­mi les très très bons points.