Sauver ou périr
|de Frédéric Tellier, 2017, ****
Je crois que je me suis toujours vaguement intéressé aux pompiers. Pas comme mon ancienne collègue qui, passant devant une caserne sur le chemin du bureau, en profitait pour jeter un œil sur ces masses de muscle en plein entraînement ; moi, c’était leur activité qui m’intéressait. En primaire, on nous avait emmenés visiter la caserne d’Aubenas, et les explications sur la désincarcération et l’immobilisation d’un accidenté de la route m’avaient passionné. À la même époque, les Tracker profitaient régulièrement du pélicandrome de Lanas et je les observais avec fascination. À la fac, je regardais passer les Alouette, puis les EC145 de la Sécurité civile et du PGHM qui ramenaient des gens à l’hôpital Michallon, bien avant que Michael Schumacher en fasse un lieu à la mode. Et dès que quelque chose cramait près de chez moi, je prenais mon appareil et y jetais un œil en suivant attentivement le boulot des porteurs de lances.
Du coup, il est arrivé quelques fois que des gens avec qui je papotais m’aient demandé si j’avais déjà envisagé de devenir pompier volontaire.
La réponse est simple : non.
Ramasser des skieurs défoncés, sortir des cadavres de bagnoles broyées, chercher où est le bout de main avalé dans un rabot industriel pour qu’un chirurgien ait une chance de le rattacher, retrouver un bonhomme éclaté sur cinq mètres carrés au pied d’un rempart mais encore conscient, déjà, ça fait pas envie. Mais ça pourrait encore être gérable, j’imagine.
Mais. le. feu.
Les pompiers sont des gens qui s’approchent volontairement de trucs qui brûlent. Ça va à l’encontre de tout ce que notre instinct nous dit. Le feu, c’est le truc le plus terrible qui existe, tous les animaux le savent — et du coup, nous le savons aussi, même nous nous sommes naïvement convaincus que nous le maîtrisions le jour où nous avons mis des cailloux autour pour pouvoir l’éteindre en pissant dessus après avoir mangé des trucs cuits.
Comprenons-nous bien : je suis pas pyrophobe, j’arrive à fonctionner normalement à proximité d’un feu (et à prendre des photos) et je suis pas obsédé par l’idée que quelque chose s’enflamme. Mais je n’approche d’un feu qu’à distance raisonnable, en ayant bien évalué ses possibilités d’évolution et en me ménageant de généreuses portes de sortie.
Tout ça pour dire que la raison pour laquelle devenir pompier volontaire ne m’a jamais traversé l’esprit, c’est le feu. Du coup, la raison pour laquelle j’ai une admiration certaine pour les tarés qui luttent contre le feu, c’est que, vous voyez : ils luttent contre le feu. Au risque d’avoir les pires des blessures et la plus douloureuse des morts.
Il y a donc une scène de Sauver ou périr qui est absolument terrible : celle où les héros se retrouvent dans l’incendie d’un entrepôt, avec des flammes de tous les côtés, et où ils évaluent posément où poser les lances, à quel moment ça va encore et à quel moment évacuer. Moi, je suis dans un siège bien confortablement dans mon cinéma, et putain, je sue. Tout me crie « mais sortez de là, sortez au moins la caméra pour que je voie pas la suite ».
Et je dois faire un énorme effort pour me dire qu’en fait, c’est une grande leçon sur le suivi des procédures : Franck Pasquier, le chef d’équipe qui reste seul pour ralentir les flammes le temps que ses collègues évacuent un accidenté, n’aurait je crois jamais dû rester seul d’après le petit manuel des opérations. Et si un camarade avait été là, il ne serait pas resté coincé par son alimentation en oxygène, l’obligeant à retirer son masque pour arriver à sortir.
Hormis cette scène appelée à reste dans les annales du suspense horrifique, Sauver ou périr n’est pas vraiment une histoire de pompier. C’est plutôt une histoire de famille. Cécile et Franck, parents de jumelles, jeunes, heureux, beaux, cools et, soyons honnêtes, un peu agaçants de perfection, jusqu’au moment où Franck passe trois mois dans le coma, ressort avec un visage en moins, des membres à peine utilisables, avec l’obligation de réapprendre à parler, de réapprendre à manger, de réapprendre à marcher, apprentissage accompagné de souffrances permanentes — physiques pour lui, morales pour tout le monde.
C’est donc l’histoire d’une femme qui aime son homme et le voit revenir pour mieux disparaître, de gamines qui ont plus ou moins oublié leur père et voient débarquer un corps coincé derrière un masque, d’un homme qui aime sa femme et ses filles et doute de pouvoir encore leur apporter quelque chose.
On est loin de l’héroïsme d’Always ou de La tour infernale. La tonalité serait en fait plus proche de L’économie du couple : une histoire d’amour tendue, qui s’effondre ou qui renaît au fil des scènes, profondément tragique mais se ménageant quelques moments de comédie légère, un film à l’image de la vie, en somme. Et si héros il y a, ce ne sont pas tant les pompiers ou celui qui se rebâtit peu à peu que les soignants et l’entourage, ceux qui supportent les blessés, qui encaissent des mois de doutes et affrontent les hospitalisés même lorsque leurs souffrances s’extériorisent en violences.
La réalisation est soignée, intimiste aux moments opportuns, spectaculaire à d’autres, d’une sobriété impeccable lorsqu’elle montre la vie quotidienne des sapeurs-pompiers de Paris (et en particulier les appels des morts au feu). Quelques plans particuliers, jouant sur les reflets, la profondeur ou les grilles pour réunir ou séparer les personnages, viennent discrètement souligner les dialogues et apportent leur propre émotion. Je n’en dirai hélas pas autant de la musique, une vraie musique de mélo tire-larmes qui vient envahir certaines scènes qui auraient gagné à se dérouler dans un silence glacial.
Les acteurs sont un peu inégaux : Demoustier et Niney sont impeccables (j’aime toujours pas Niney, mais son rôle lui colle à la perfection), Rottiers porte incroyablement les quelques scènes où il est présent, mais Stefani oscille entre compassion impeccable et récitation artificielle et le ton professionnel de Bouajila ne colle pas toujours avec le comportement très (trop ?) empathique de son personnage. Ceci dit, dans l’ensemble, le casting est très bon : c’est aussi parce que les premiers rôles sont exceptionnels que les seconds pâtissent de la comparaison.
Le scénario a lui aussi des hauts et des bas. Très bon dans l’intime, très bon dans la vie quotidienne, éblouissant par moments, il a aussi parfois tendance à surjouer ses effets et à verser dans le pathos excessif. Évidemment, il traite un sujet dramatique et émouvant ; et justement, c’est là que la sobriété s’impose. Il n’y a rien de pire, devant une séquence où on est à deux doigts de chialer, que d’entendre la réplique de trop, celle où le scénariste murmure à notre oreille : « eh, là, t’as vu comme c’est émouvant ? », avant d’enchaîner comme si de rien n’était sur une nouvelle scène naturellement touchante.
Difficile donc dans l’ensemble de trancher. Enfin si : le film est une réussite, une histoire d’effondrement et de reconstruction réaliste, humaine, touchante, bien portée par des premiers rôles excellents, une réalisation impeccable, des scènes cauchemardesques et des séquences profondément émouvantes. Il y a juste ces moments où il en fait trop, où le musicien et le scénariste s’invitent dans la salle pour rappeler au spectateur que c’est le moment où il est censé pleurer, qui ramènent immanquablement au rang de fiction un film qui avait tout pour sonner vrai.