君の名は

de Makoto Shinkai, 2016, ****

Que feriez-vous si, un beau matin, vous vous aper­ce­viez que vous avez des seins ? Et que d’ailleurs, vous n’êtes pas dans votre chambre à Tōkyō ? Et qu’une gamine débarque pen­dant que vous essayez d’ap­pri­voi­ser ces deux machins qui débordent de votre torse et vous perce les tym­pans d’un « fran­gine, tu te touches les seins ?! » outré ? Et que jus­qu’au lycée, tout le monde ait l’air de trou­ver nor­mal que vous soyez là, de vous connaître, de vous appré­cier même — et de vous trou­ver un peu bizarre puisque vous ne savez ni qui vous êtes, ni qui ils sont, ni sur­tout ce que vous fou­tez dans ce corps ?

Mince, c’est qui ça ? Je suis où ? — des­sin Toho / CoMix Wave Films

Que feriez-vous si, un beau matin, vous vous aper­ce­viez que vous por­tez un t‑shirt et un ber­mu­da frois­sés ? Et que vous êtes dans une piaule bor­dé­lique bien loin de vos mon­tagnes ? Et qu’un truc bizarre frotte contre vos cuisses en vous levant ? Et qu’il va fal­loir aller aux toi­lettes quand même ? Et que jus­qu’au lycée, tout le monde ait l’air de trou­ver nor­mal que vous soyez là, de vous connaître, de vous appré­cier même — et de vous trou­ver un peu bizarre puisque vous ne savez ni qui vous êtes, ni qui ils sont, ni sur­tout ce que vous fou­tez dans ce corps ?

L’échange de per­sonnes est un grand clas­sique de la fic­tion — tiens, par exemple, il y a trois ans, ma biblio­thèque voyait débar­quer l’ex­cellent La trolle impromp­tue. Comme beau­coup de ses pré­dé­ces­seurs, Makoto Shinkai com­mence par trai­ter ça sous l’angle de l’hu­mour, en jouant sur l’ab­surde de débar­quer dans un uni­vers déjà en place sans savoir qui on est cen­sé être, ou bien sur le cocasse de décou­vrir un autre corps. L’approche est celle, très clas­sique, du man­ga pour jeunes filles (shō­jo pour les intimes), en mélan­geant tran­quille­ment une bonne dose de shō­jo sen­ti­men­tal et une touche de shō­jo spor­tif (sou­ve­nez-vous de Jeanne et Serge), le tout étant lié d’une pointe de paro­die pour élar­gir le public.

Mais on ne sau­rait faire tout un film là-des­sus ; il faut donc varier et renou­ve­ler le pro­pos. Et c’est là que 君の名は1 prend son envol : après une pre­mière par­tie très légère, les deux pro­ta­go­nistes ne se contentent plus de com­mu­ni­quer pour savoir ce que cha­cun fait avec le corps de l’autre et ne pas se faire griller par leur entou­rage. Ils se rap­prochent, tentent de se retrou­ver, et leur quête de l’autre prend un tour ini­tia­tique. Et juste au moment où ça ris­que­rait de tour­ner en rond, la rela­tion est bru­ta­le­ment inter­rom­pue et l’his­toire change de tona­li­té en se plon­geant dans la mytho­lo­gie locale et les vieilles légendes du pays. On sort alors du shō­jo tra­di­tion­nel pour par­tir dans une enquête ado­les­cente pre­nant par­fois des allures de quête miya­za­kienne, avec en prime une thé­ma­tique tem­po­relle bien plus habi­tuelle dans la science-fic­tion que dans le conte fantastique.

Le kar­ma, cette garce. — des­sin Toho / CoMix Wave Films

Sur le plan scé­na­ris­tique, le film se réin­vente donc constam­ment et change sou­vent de direc­tion pile au moment où on pen­sait com­men­cer à en sai­sir les tenants et abou­tis­sants. Ça n’est pas pour autant absurde ou gra­tuit : c’est par­fai­te­ment maî­tri­sé et ces chan­ge­ments nar­ra­tifs per­mettent non seule­ment de varier les plai­sirs, mais aus­si de racon­ter dif­fé­rentes choses, comme un polyp­tyque dont les pan­neaux uti­li­se­raient dif­fé­rents styles pour mieux se répondre. Cela per­met ain­si tout natu­rel­le­ment de faire com­mu­ni­quer des uni­vers dif­fé­rents, qui peuvent rap­pe­ler aus­si bien l’ur­bain et comique GTO que le syl­vestre et héroïque Princesse Mononoke ou le fami­lial et poé­tique Souvenirs de Marnie.

Sur le plan tech­nique, et bien… D’une part, l’a­ni­ma­tion est évi­dem­ment d’une maî­trise par­faite : elle est due à Masashi Andō, qui avait déjà œuvré sur Lettre à Momo et Souvenirs de Marnie notam­ment. D’autre part, on com­prend d’un coup pour­quoi les quatre pre­miers films de Makoto Shinkai ont été applau­dis dans leur pays (ils sont inédits en France).

En fait, je crois que c’est tout sim­ple­ment l’a­nime le plus beau et le plus soi­gné gra­phi­que­ment que j’aie vu.

Mon Dieu, ce gra­phisme !!! — pein­ture Toho / CoMix Wave Films

Le style géné­ral est évi­dem­ment dans la veine des meilleures œuvres de Ghibli : les décors sont magni­fiques, tra­vaillés jus­qu’au moindre coup de pin­ceau, et le tra­vail d’é­clai­rage est sublime. Mais, sur­tout, la recherche de natu­rel est pous­sée à un niveau extrême : non seule­ment la ges­tion de la pro­fon­deur de champ per­met de foca­li­ser l’at­ten­tion sur tel ou tel plan, mais la brume atmo­sphé­rique est ren­due dans les exté­rieurs, tur­bu­lences com­prises. Autrement dit, comme dans la réa­li­té, les plans loin­tains par temps chaud ont une vibra­tion spé­ci­fique, dis­crète, natu­relle. Ça n’est rien, mais c’est un de ces petits détails qui aident à s’im­mer­ger dans le film, à y croire et à y accrocher.

Si cer­tains dia­logues sont par­fois un poil mièvres (gènes de shō­jo obligent), le film est dans l’en­semble d’une splen­deur ahu­ris­sante. Il touche à l’i­den­ti­té (avec une sym­bo­lique du nom assez proche de celle du Voyage de Chihiro), à la vie ado­les­cente, au des­tin et à la pos­si­bi­li­té d’en chan­ger, aux tra­di­tions, aux légendes et aux croyances, ou même à l’art de faire une tresse quand on a les che­veux longs. Il est poé­tique, drôle, léger, tra­gique, héroïque, anti-héroïque, et dans l’en­semble fran­che­ment magique.

  1. Vu qu’il est tard et que l’an­née se ter­mine, le Comité anti-tra­duc­tion foi­reuses se conten­te­ra de l’es­sen­tiel : « sois tu tra­duis en fran­çais, soit tu tra­duis pas, bor­del ». Si vous vou­lez le voir, sachez que la dis­tri­bu­tion a choi­si d’é­crire « Your name » sur l’af­fiche française.