Lunettes, réticules et délires de graphistes

Ces jours-ci, je me fais la sai­son 1 de Shooter, adap­tée du même roman que le film Shooter : tireur d’é­lite (un de mes petits plai­sirs cou­pables). Or, cette série souffre mas­si­ve­ment d’un pro­blème beau­coup trop répan­du au ciné­ma comme à la télé, dès qu’on montre un tireur d’é­lite : des dis­tances inco­hé­rentes. Et à chaque fois, ça me sort de l’é­pi­sode, je me retrouve dans mon cana­pé ou dans mon fau­teuil en souf­flant « oh les cons », et du coup ça m’a­gace. Alors, comme je suis un mec sym­pa, je vais expli­quer cette erreur récur­rente, his­toire que les réa­li­sa­teurs puissent y faire atten­tion à l’avenir.

Vous avez déjà vu cette image où un tireur vise une cible avec un fusil à lunette. Il est là-haut-sur-la-mon­tagne, la cible marche de l’autre côté du val­lon, à un kilo­mètre de là, le tireur met l’œil au viseur, et là…

Vlan, un gros plan dans le viseur, image cir­cu­laire et réti­cule en sur­im­pres­sion, la cible paraît être à deux mètres, le tireur peut presque lire sur ses lèvres. Sa lunette doit avoir un gros­sis­se­ment 100×, sans perdre de lumière, en plus, c’est magique.

Le télé­mètre sta­di­mé­trique, ultra-facile d’emploi… ou ultra-inco­hé­rent ! — cap­ture Netflix, mesures par mes soins

Le pire, c’est quand on a un viseur avec un réti­cule de ce genre. L’échelle en bas à gauche est appe­lée « télé­mètre sta­di­mé­trique » — lit­té­ra­le­ment, c’est fait pour mesu­rer un stade.

Ça fonc­tionne de manière extrê­me­ment simple : vous trou­vez un truc de la bonne taille, vous le calez entre la base et le bon repère, vous lisez la gra­dua­tion. La plu­part sont pré­vus pour un homme debout (typi­que­ment 1,5 m ou 1,7 m). Si, quand les semelles de votre bon­homme sont sur la ligne du bas et ses che­veux sur le poin­tillé du haut, il est pla­cé pile sous le 4, c’est que vous êtes à 400 m. C’est approxi­ma­tif, mais simple et rapide à utiliser.

Évidemment¹, à 400 m, le bon­homme est deux fois plus grand dans le viseur qu’à 800 m. Et à 200 m, il double encore de taille.

Donc, quand le scé­na­rio vous dit clai­re­ment qu’il y a plu­sieurs cen­taines de mètres entre le tireur et sa cible, et que celle-ci occupe la qua­si-tota­li­té du viseur en dépas­sant lar­ge­ment la gra­dua­tion « 100 m », c’est une énorme inco­hé­rence, du genre qui me sort à coup sûr du film.

Accessoirement, dans ce cas pré­cis, cho­pé dans un des der­niers épi­sodes de la pre­mière sai­son de Shooter, j’ai­me­rais bien savoir ce qu’a fou­tu le gra­phiste qui a des­si­né ce réti­cule : la gra­dua­tion 4 est plus de trois fois plus haute que la 8, et la 2 n’est que 1,8 fois plus haute que la 4. C’est du grand n’im­porte quoi, et même pas besoin d’être un tech­ni­cien poin­tu pour s’en rendre compte.

En géné­ral, ça s’ar­rête là. Mais Shooter va plus loin : la série cite quan­ti­té de chiffres, autant de sources d’in­co­hé­rences qui du coup deviennent impar­don­nables. Ça com­mence dès le pre­mier épi­sode, où Swagger véri­fie posé­ment, étape par étape, à quelle dis­tance un bon tireur peut dégom­mer une citrouille (oui, la citrouille dans les films de tireurs d’é­lite, c’est l’é­qui­valent du liquide bleu des pubs pour les tampons).

La citrouille est à 1445 m. — cap­ture Netflix

Avant chaque tir, il mesure donc la dis­tance exacte à laquelle il est de sa cible, ter­mi­nant à 1580 yards. Puis il s’ins­talle pour viser…

La citrouille fait 2 de dia­mètre appa­rent. — cap­ture Netflix recadrée

À pre­mière vue, vous pou­vez pen­ser que c’est chaud, la citrouille est bien petite dans le viseur.

Mais en fait, on est très loin du compte.

Parce que, comme beau­coup de lunettes de pré­ci­sion, celle-ci a des gra­dua­tions. Et le stan­dard pour ces gra­dua­tions, c’est que cha­cune fait un pour mil­le². Autrement dit, si un objet fait pré­ci­sé­ment une gra­dua­tion, la dis­tance à laquelle vous êtes est pré­ci­sé­ment mille fois sa taille.

Si une table d’un mètre fait une gra­dua­tion, vous êtes à un kilo­mètre de la table ; si c’est un car­net de 10 cm, vous êtes à 100 m.

Ici, la citrouille fait deux gra­dua­tions, pile poil : la croix par­fai­te­ment cen­trée, elle a un bord sur la pre­mière gra­dua­tion à gauche, l’autre sur la pre­mière gra­dua­tion à droite. Donc, son dia­mètre fait 2 de la dis­tance. Si nous sommes à 1445 m, comme le télé­mètre l’in­dique pré­ci­sé­ment, la citrouille fait… 2,9 m de diamètre !

Petit apar­té en pas­sant : c’est là qu’on com­prend mieux la dif­fi­cul­té des tirs à très longue dis­tance. Quel que soit le gros­sis­se­ment de la lunette, pour tou­cher une cible de 60 cm de large (comme le tronc d’un humain nor­mal) à 600 m (une dis­tance gérable par n’im­porte quel tireur mili­taire cor­rect), il faut assu­rer l’im­mo­bi­li­té du fusil à 1 près, soit 0,05°. Et les très bons tireurs d’é­lite peuvent tou­cher un bon­homme à plus de quatre fois cette distance…

Le film était glo­ba­le­ment plus solide que la série, mais pas irré­pro­chable non plus. — cap­ture du film Paramount Pictures

Ici, je me base sur la série Shooter, mais il faut être clair : ce genre d’er­reur est omni­pré­sent, y com­pris dans des œuvres cen­sées être bien docu­men­tées. Prenez l’exemple de la séquence d’in­tro­duc­tion du film Tireur d’é­lite : mal­gré tout le res­pect que j’ai pour celui-ci, là, le bon­homme fait 8 , donc il est à un peu plus de 200 m — et le poin­teur de Swagger vient d’ex­pli­quer qu’il est à envi­ron 820 m.

Le der­nier tir de la sai­son, beau­coup plus réa­liste : les gens ont des têtes dix fois plus petites que la citrouille de tout à l’heure. (Mais le gra­phiste a encore fait n’im­porte quoi avec l’é­chelle du bas). — cap­ture Netflix

Curieusement, le der­nier épi­sode de la série offre un aper­çu bien plus conforme à la réa­li­té : le héros pris pour cible fait envi­ron 1,3 gra­dua­tion. Si on l’es­time à 1,80 m debout, ça cor­res­pond à une dis­tance d’en­vi­ron 1400 m. C’est un peu infé­rieur à celle don­née dans le scé­na­rio, mais très clai­re­ment, pour un tir à cette dis­tance, on a bien plus un cadrage de ce genre que le gros plan de la citrouille plus haut !

¹ Pour ceux qui ne trouvent pas ça évident, revoyez le théo­rème de Thalès.

² Je sim­pli­fie un peu. Certaines sont gra­duées en pour mille, d’autres en mil­li­ra­dians, d’autres en 1/6400 de cercle, ce qui sim­pli­fie plus ou moins les cal­culs de tête selon ce qu’on veut cal­cu­ler. Mais autant il y a une vraie dif­fé­rence entre 1 pour 1 (soit 100 % ou 1000 si vous pré­fé­rez, ou encore 45°) et un radian (57,3°), autant l’é­cart devient négli­geable lorsque l’angle se réduit : la dif­fé­rence entre 1 et 1 mrad est de moins de 1 mil­liar­dième de radian !³ L’écart sera en revanche sen­sible si vous avez un réti­cule gra­dué en minutes d’angle, par exemple 5′ par gra­dua­tion. Mais ceux-ci sont net­te­ment plus rares et comme 5′ > 1 mrad, ça vou­drait dire que la citrouille serait encore plus énorme.

³ Si vous avez fait un bac S, vous avez enten­du par­ler d’ap­proxi­ma­tion linéaire pour vous expli­quer que quand α est proche de zéro, tan α ≃ α. C’est exac­te­ment ce qu’on fait ici : 1 , c’est le cal­cul d’une tan­gente (1 est le côté oppo­sé, 1000 le côté adja­cent), et on l’as­si­mile à l’angle expri­mé en milliradians.