Yellowjackets
|d’Ashley Lyle et Bart Nickerson, depuis 2021, ****
C’est une équipe de foot normale, composée de lycéennes (c’est un sport de filles, on est aux États-Unis) typiques du New Jersey, avec leurs espoirs, leurs aspirations, leurs histoires de cœur, leurs rivalités et leurs souffre-douleur. Sélectionnée pour le championnat national, elle doit se rendre à Seattle, de l’autre côté du pays. Mais en route, dévié vers le nord par la tempête, leur avion tente un atterrissage d’urgence là, quelque part dans les Rocheuses canadiennes. L’équipage est tué, le seul adulte survivant est grièvement blessé, et les gamines se retrouvent livrées à elles-mêmes dans la neige, la montagne et la forêt.
Évidemment, vous avez lu Sa majesté des mouches. C’est une inspiration ouverte de Yellowjackets, qui a même un temps été présenté comme adaptation de ce roman. L’autre source évidente est un événement bien réel : le « drame des Andes », où 16 personnes ont survécu deux mois à 3600 m d’altitude après le crash du vol 571, affrété pour un club de rugby. Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que nous avons ici affaire à un survival, avec des ados abandonnées à elles-mêmes en pleine nature, des paysages aussi superbes qu’hostiles, des affrontements au sein du groupe, et des cadavres congelés qui servent de garde-manger.
Donc là comme ça, on s’attend à une série éventuellement sympa, plus froide que The wilds et plus trash que Les rescapés du vol 29, mais pas radicalement différente.
Mais Ahsley Lyle et Bart Nickerson ont fait deux choix qui donnent une tonalité plus originale que prévu.
D’abord, ils parlent principalement de société. Les tensions du groupe ne sont pas un artifice scénaristique, mais un écho direct aux tensions des sociétés diverses – et en particulier à celles des lycéens, évidemment. Les auteurs étudient comment, même en partant d’un groupe relativement soudé et organisé (rappelez-vous : c’est une bonne équipe de foot), la hiérarchie va être remise en question lorsque la situation exigera des compétences inhabituelles, et comment cette remise en question va impacter non seulement la psychologie des personnages, mais la structure du groupe lui-même. Si le titre fait référence aux guêpes sociales, c’est en fait une meute qui est ici analysée, avec sa pyramide officielle (celle qui a donné à des générations d’éthologues l’idée de loups alpha, bêta, etc.) et ses différentes tensions et influences discrètes (qui a poussé les éthologues à abandonner cette hiérarchisation grecographique). Évidemment, certaines gamines moyennement intégrées vont se révéler dans l’adversité tandis que d’autres, inarrêtables sur un stade, s’effondrent psychologiquement ; c’est un poncif du genre totalement attendu. Mais on regarde surtout le méta-organisme qu’elles composent évoluer, s’adapter à son nouvel environnement, et tenter de survivre.
Ensuite, ils mélangent les genres. Yellowjackets ne raconte pas que ce qui se passe dans les mois suivant le crash, mais aussi les événements qui se déroulent vingt-cinq ans plus tard : à l’approche de l’anniversaire, alors qu’une des survivantes se présente au sénat, une série de cartes postales menaçantes apparaît soudain. Nous avons ainsi une deuxième série, qui n’est plus un survival mais un pur polar, oscillant entre comédie policière et film noir. Et bien entendu, les auteurs en profitent pour examiner les dynamiques d’un groupe distendu, les survivantes désormais adultes n’ayant plus que des contacts très épisodiques mais se retrouvant brusquement jetées à nouveau dans le même bateau par les circonstances.
Et puis, il y a aussi une touche de fantastique, qui permet en passant de réfléchir sur la place de la religion dans la société – le christianisme américain ou les autres. Les illuminés guidés par Dieu/voix peuvent-ils sauver un groupe, ne serait-ce qu’en assurant sa cohésion, ou sont-ils sources de tensions supplémentaires qui ne pourront se résoudre que quand les messies auront cramé ? Vous avez quatre heures…
Ainsi, Yellowjackets se distingue clairement des robinsonnades classiques : la série mélange survival, thriller, chronique adolescente et fantastique (avec quelques touches de comédie et de parodie çà et là), tout cela pour parler de société et d”(in)humanité.
Il faut ajouter que, outre la photo et la réalisation soignées, le casting est excellent. C’est toujours un dilemme lorsqu’il faut jouer les mêmes personnages à 16 ans et à 40 ans : faut-il prendre des duos qui se ressemblent, quitte à avoir des interprétations inégales, ou associer de très bonnes actrices, quitte à ce que le spectateur ait un peu de mal à reconnaître les personnages ? Yellowjackets a clairement opté pour la deuxième solution. En ajoutant mes difficultés chroniques à retenir les noms, j’ai mis une demi-saison à vraiment savoir qui était qui et à avoir une liste à peu près juste des personnages. Mais en compensation, les interprétations sont excellentes, tant chez les adultes que chez les ados. Même lorsque les situations ou les dialogues sont un peu foireux, ce qui arrive de temps en temps, les actrices (et les rares acteurs) les font passer avec naturel et conviction.
On profite d’autant mieux d’une galerie de personnages variés, unis dans la diversité, qui ne donnent pas trop la sensation de « méthode des quotas » trop courante dans les séries modernes. Chacune est surtout bien définie, avec son caractère et ses objectifs à l’adolescence et à la quarantaine, et son parcours entre les deux – parce que oui, ici, les gens ont le droit d’évoluer, en quelques mois comme en quelques décennies.
Après, il y a quelques détails amusants ou originaux, comme ce Cessna 185 garé au bout d’une clairière à peine dégagée à côté d’une cabane, dans la plus pure tradition des ours réfugiés loin de la civilisation au fin fond des montagnes. Et puisqu’on me posera forcément la question : oui, une gamine qui a régulièrement été passagère en Cessna et qui a pris le temps de feuilleter le manuel peut tout à fait arriver à faire décoller un Skywagon, c’est un avion assez simple. Elle fera peut-être pas un vol optimal (la gestion de l’hélice à vitesse constante demande quand même une petite formation) et elle finira sans doute par un beau cheval de bois à l’atterrissage, mais oui, le décollage est possible.Dans l’ensemble, la série est donc réussie, prenante, amusante, un peu dégueu et violente aussi quand il faut. Elle souffre évidemment de quelques maladresses et de facilités scénaristiques, mais ça reste un de mes petits plaisirs de cette année.