Top Gun : Maverick

de Joseph Kosinski, 2022, *

Avez-vous déjà joué au cadavre exquis ? Le concept est simple : le pre­mier joueur com­mence une œuvre, la cache en lais­sant dépas­ser juste un petit bout et passe le sup­port au sui­vant. Celui-ci pour­suit selon son ima­gi­na­tion, masque qua­si­ment tout, refile le bébé au troi­sième. Qui pour­suit à son idée, recache l’en­semble, et fait tour­ner… On peut jouer avec une grande feuille où on des­sine, avec un texte qu’on écrit, etc.

On peut aus­si jouer avec un scé­na­rio. Par exemple, Jerry Bruckheimer embauche Eric Warren Singer (Line of fire, American hustle) pour lan­cer une suite à Top Gun. Celui-ci cherche une expli­ca­tion à cette contrainte : Pete Mitchell doit tou­jours pilo­ter alors qu’a­près 35 ans de car­rière, nor­ma­le­ment, on est soit ami­ral, soit retrai­té. Le voi­là donc pilote d’es­sai, char­gé du der­nier pro­to­type qu’il est vache­ment bien, mais que le congrès est vache­ment radin. Il prend donc l’i­ni­tia­tive de sau­ver le pro­gramme en accé­lé­rant les tests pour mon­trer que l’a­vion peut faire ce pour quoi il a été conçu : pas­ser Mach 10.

Là, Bruckheimer fait tour­ner le scé­na­rio à Ehren Kruger (qui a lon­gue­ment bos­sé sur la série Transformers). Selon les règles du cadavre exquis, il ne lui laisse que la der­nière ligne : « mon­trer que l’a­vion peut pas­ser Mach 10 ». Voilà donc Pete Mitchell lan­cé à Mach 10, qui réus­sit son objec­tif, puis qui décide d’al­ler plus loin, plus haut, plus vite. Il pousse jus­qu’à la casse, ça nous fait une énorme explo­sion à rendre Michael Bay jaloux, le héros s’en sort en mode « ouah chuis trop un héros t’as vu y’a une boule de feu et je suis à peine décoif­fé sous mon parachute ».

À ce moment, Bruckheimer fait pas­ser le scé­na­rio à Chris McQuarrie, qui a com­men­cé sur quelques petits films pas très connus de Bryan Singer (Usual sus­pects et Walkyrie notam­ment). La ligne visible : « Mitchell se relève devant les débris fumants de l’u­nique pro­to­type du Darkstar ». Il trouve donc une issue tor­tu­rée : le héros le plus cré­tin de l’his­toire de l’aé­ro­na­vale amé­ri­caine étant pro­té­gé par son vieux pote l’a­mi­ral Kazanski1, il est impos­sible de le virer, donc on trouve ce qui est le plus proche de l’en­fer pour un indi­vi­dua­liste égo­cen­trique comme lui : on l’en­voie à Miramar deve­nir instructeur.

Monica Barbaro fait des pompes
Il n’y a pas de femmes-pilotes, seule­ment des pilotes de la Navy. — pho­to Paramount Pictures

Là, le scé­na­rio repart dans l’autre sens, et Ehren Kruger lit : « Maverick arrive à Miramar comme ins­truc­teur ». Il nous fait donc une gale­rie d’a­dos attar­dés qui se mesurent la bite comme Maverick et Iceman dans Top gun, pre­mier du nom, avec plein de vannes dignes de Sam Witwicky. Pour des rai­sons de quo­tas à rem­plir, il y a une ado attar­dée, mais ras­su­rez-vous : elle se mesure la bite sym­bo­lique avec les autres.

J’arrête là, vous avez sai­si le prin­cipe et il vous reste une heure et demie de film à décou­vrir par vous-mêmes. Chaque séquence a donc un auteur dif­fé­rent, qui n’est jamais au cou­rant de l’en­semble de l’his­toire et écrit donc à l’a­veugle, au point qu’on finit par tom­ber sur un Tomcat qui traîne dans un han­gar là comme ça gra­tui­te­ment. (Notez qu’au­cun des auteurs n’a jamais pris le risque de nom­mer clai­re­ment le pays où doit se dérou­ler l’o­pé­ra­tion, mais c’est un enne­mi des États-Unis, plein de mon­tagnes pas trop loin d’une mer acces­sible en porte-avions, qui est soup­çon­né d’a­voir un pro­gramme nucléaire secret, et qui dis­pose de Tomcat. Oh là là Sherlock Holmes aidez-moi, je me demande où ça se passe.)

Disons pudi­que­ment que la cohé­rence n’est donc pas la prin­ci­pale qua­li­té de ce scé­na­rio, qui oublie régu­liè­re­ment des pans entiers de l’in­trigue (on n’en­ten­dra plus jamais par­ler des suites de l’ac­ci­dent du Darkstar par exemple), et que les per­son­nages res­semblent plus à des cli­chés sur pattes qu’à de vraies personnes.

Teller et son piano au bar
Alors là je joue du pia­no juste pour le remake de la scène avec pôpa dans le pre­mier, hein. En vrai ma spé­cia­li­té c’est la bat­te­rie. — pho­to Paramount Pictures

Par ailleurs, les auteurs ont dû avoir une prime à la réfé­rence au pre­mier volume, vu la quan­ti­té de plans copiés et de répliques reprises. Or, le fan ser­vice, c’est comme la drague : un clin d’œil, c’est mignon et vague­ment exci­tant, mais douze clins d’œil enchaî­nés, ça fait raco­lage plu­tôt flippant.

Pour finir, je vais devoir signa­ler ce gros manque. Le pre­mier Top gun avait un scé­na­rio indi­gent, mais un vrai pas­sage dra­ma­tique, avec la mort de Goose. Et ce pas­sage dra­ma­tique s’ac­com­pa­gnait d’une belle per­for­mance de Meg Ryan, à che­val entre larmes et colère, qui fai­sait vague­ment oublier que la direc­tion d’ac­teurs était aux fraises et que le reste du scé­na­rio se résu­mait à des concours de pis­seurs. Rien de ceci dans le nou­vel opus : la plus grande ten­sion dra­ma­tique se limite à « oh là j’ai plan­té sa car­rière il m’en veut il a rai­son mais s’il savait il en vou­drait à sa môman alors je prends le blâme sur moi quel dilemme mon dieu quel dilemme », et côté psy­cho­lo­gique il fau­dra se conten­ter du héros qui parle à son pote mort.

Alors, y a‑t-il des choses à sauver ?

Bah oui, vous avez vu la note, c’est pas avec le scé­na­rio qu’il aurait gagné son unique étoile.

Miles Teller dans un F/A-18
Pourquoi j’ai gar­dé mon groin ? Pourquoi j’ai l’air tout cris­pé ? Bah parce que je prends vrai­ment 6 g, tiens ! — pho­to Paramount Pictures

Et le truc à sau­ver, c’est simple, c’est les scènes aéro­nau­tiques. Top gun souf­frait sur ce point, le bud­get n’ayant pas per­mis de réa­li­ser beau­coup de prises de vues aériennes : les vols étaient sou­vent de simples entraî­ne­ments de l’US Navy fil­més depuis le sol, comp­tant sur le mon­tage pour don­ner l’im­pres­sion d’un com­bat tour­noyant effré­né. Ici, Joseph Kosinski a clai­re­ment eu des moyens d’un tout autre niveau, au point de payer de vraies heures de vol à ses acteurs. On a donc droit à de vraies scènes dyna­miques réel­le­ment fil­mées en vol, avec des pilotes qui encaissent de vrais fac­teurs de charge.

Et ça change tout. On passe de « Okay Tom tu tires sur le manche et là t’es écra­sé dans ton siège tu souffres allez action ! » à Miles Teller réel­le­ment tas­sé d’un coup par la prise d’in­ci­dence, avec le cou qui s’en­fonce dans les épaules, le groin qui des­cend de trois cen­ti­mètres vers le men­ton et les joues qui prennent dix ans en une seconde. On passe de res­pi­ra­tions for­cées parce que le script le demande à des res­pi­ra­tions for­cées parce que le dia­phragme de l’ac­teur vient vrai­ment d’es­sayer de pas­ser sous ses abdo­mi­naux. On passe d’a­vions qui ont vague­ment l’air de se suivre parce que le mon­teur a pla­cé les plans pile sur le bon rythme à des avions qui se suivent vrai­ment en se fau­fi­lant dans les val­lées au ras des montagnes.

On n’a pas droit à la scène magique style le sur­vol des Alpes dans les Chevaliers du ciel, mais cer­tains pas­sages sont fran­che­ment réus­sis pour les fans d’aviation.

Tomcat au décollage sur le taxiway
Le Tomcat, sujet du détail de spé­cia­listes le mieux pen­sé et de la plus énorme conne­rie du film. — pho­to Paramount Pictures

On a aus­si une paire de détails bien pen­sés, du style « com­ment mon­ter à deux dans un Tomcat sans chien vert ? » — parce que non, le Tomcat ne sait pas ran­ger lui-même son échelle, donc il a fal­lu trou­ver une solu­tion. Le fait que les scé­na­ristes y aient pen­sé entraî­ne­ra de gros « ouf » de sou­la­ge­ment du côté de ceux qui se demandent tou­jours com­ment fai­saient les per­son­nages de Into the night. Bon, à côté de ça, pour décol­ler court sans cata­pulte, on sort sur­tout pas les volets, hein…

Résumons : on a donc des acteurs inégaux, mais qui ont le bon goût d’a­voir leur masque dans la plu­part des scènes d’ac­tion, un scé­na­rio hon­teu­se­ment inco­hé­rent et psy­cho­lo­gi­que­ment aus­si solide qu’un pont Morandi mais qui offre deux-trois détails tech­niques bien vus, un fan ser­vice qui tient du har­cè­le­ment plus que de la com­pli­ci­té, mais des scènes aériennes bien réa­li­sées, avec de vrais avions qui volent vrai­ment (à part le Darkstar et le Tomcat, bien enten­du, mais les images de syn­thèses sont pas mal). Ça nous donne donc un film assez nul, mais entraî­nant, ridi­cule mais agréable, qui a tout pour deve­nir un plai­sir hon­teux — en somme, un digne héri­tier de Top gun.

  1. Qui a lais­sé cette cita­tion apo­cryphe, mais tel­le­ment vraie qu’elle est plus connue que l’o­ri­gi­nale : « You can ride my tail anytime. »