Tales of the City
|bijou de Lauren Morelli, 2019
C’est une maison blanche accrochée à la colline, où l’on vient à pied, peuplée de grands lits et de musique, peuplée de lumière et de fous.
Après des années de route, Mary Ann y retrouve ses vieilles connaissances. Il y a son vieil ami Mouse, qui y vit depuis des années, sort avec un beau gosse vingt ans plus jeune et réalise que malgré la passion, il est parfois difficile de s’aimer simplement. Il y a Brian, son ex, solitaire depuis son départ, et Shawna, leur fille, qui bosse dans un bar queer et vit des relations sans lendemain avec les client⋅e⋅s. Il y a aussi des jeunes arrivés longtemps après son départ : Ani et Raven, des jumeaux qui gagnent leur vie sur Instagram, Jake, un trans qui réalise que Margot, sa femme, l’attire moins depuis sa transition, et d’autres qui ne font que passer, une nuit ou quelques jours, au hasard des rencontres.
Et bien sûr, veillant sur ce petit monde, il y a Anna, propriétaire de la villa depuis les années 60, matriarche qui a connu tous les remous de San Francisco depuis les premières arrivées de hippies, figure de l’histoire locale qui va fêter ses 90 ans entourée de tout son petit monde.
D’entrée, faut que je dise deux choses. La première : sur le papier, c’est pas forcément une série faite pour moi. Le synopsis repose sur un univers LGBTQ que je connais peu et qui ne m’intéresse pas plus que ça — déjà, la vie sentimentale des cis hétéros comme moi fournit rarement des histoires qui m’accrochent, alors des gens dont la vie et les amours n’ont rien à voir avec les miennes, c’est pas gagné. J’ai essentiellement regardé ça par accident, après la saison 2 de The umbrella academy, en réalisant qu’entre les deux saisons Page avait fait un autre truc, étonnamment bien noté, alors bon pourquoi pas.
La seconde : du coup, c’est après avoir vu Tales of the City sous ce titre que j’ai réalisé que c’était en fait la suite d’une série éponyme, baptisée Les chroniques de San Francisco, dont j’avais vu un demi-épisode quand j’étais ado et qui m’avait à peu près autant intéressé qu’une édition originale du Capital pour Ségolène Royal. Donc j’aurais peut-être dû titrer cet article Les chroniques de San Francisco (saison 4), sauf que quand je l’ai vu je savais pas que c’était une suite et je l’ai pris comme une nouvelle série. Faudra que je voie les trois saisons précédentes à l’occasion pour confronter mon vague souvenir à la réalité, ça serait pas la première fois que je me dirais que j’étais trop con et inculte pour comprendre le génie de plein de choses.
Et soit dit en passant, les auteurs ont pris grand soin qu’on puisse ne voir que la suite. Le premier épisode présente tranquillement son monde et ses enjeux, et si j’imagine que pour ceux qui les connaissent ça doit passer comme « voilà où ils en sont vingt ans plus tard », tout est prévu pour que les autres aient bien leur « voilà qui sont nos personnages ».
Donc, c’est une histoire de gays, de lesbiennes, de trans, de queers et d’hétéros, de vieux, de plus-si-jeunes et de jeunes, d’espoirs déçus et de promesses renouvelées, d’années 60 et d’années 2010. C’est aussi un véritable polar, tout commençant avec cette annonce en forme de coup de tonnerre : Anna décide de vendre la maison. Pourquoi ? Qui lui a mis cette idée dans la tête, qui veut en profiter, qui la fait chanter peut-être ? L’enquête dans laquelle se lance Mary Ann est à la fois hautement comique et pleine de suspense, rythmée et entraînante, et c’est le principal prétexte à l’avancement de l’histoire.
Mais ce n’est qu’un prétexte.
Parce que le vrai sujet, en fait, c’est aussi, peut-être surtout, une fable sur l’incompréhension. Sur le mur qui sépare le monde « normal » (ou, plutôt, normatif) de ceux dont l’orientation, l’identité, les convictions politiques ou tout autre détail de leur mode de vie ne correspondent pas à ceux de la majorité.
Mais aussi sur l’autre mur, celui qui sépare ceux qui ont connu la répression active et brutale des années 60, pour qui le combat fondamental était le simple droit d’exister, de ceux qui ont connu la relative libération des années 90, qui n’ont pas autant dû se cacher pour survivre, et dont la psyché a été en revanche profondément marquée par l’épidémie de sida et les enterrements quotidiens qui l’accompagnaient. Et aussi le mur qui sépare ceux-ci de ceux qui ont grandi avec la PrEP dans un univers où même les pontes du Parti républicain peuvent être lesbiennes, dont le combat est de faire comprendre non seulement à la société que tant qu’on fait de mal à personne, on peut bien être un homme, une femme ou autre chose et coucher avec des hommes, des femmes ou autres choses, mais aussi de faire comprendre aux féministes de la vieille école qu’elles ne défendent pas les femmes quand elles excluent celles nées avec un pénis et aux pédés de la génération précédente qu’ils jouent contre leur camp en rejetant les drag queens et les efféminés.
Mais au-delà des combats LGBTQ, c’est aussi une analyse de thèmes universels : les divergences entre parents et enfants, entre amis, entre membres de couples divers et variés, et même entre soi et soi — comme quand on ne comprend pas ses propres réactions, ses propres angoisses et ses propres paradoxes. C’est une présentation qui joue la caricature pour mieux explorer en finesse la société actuelle, ses rapports avec les sociétés passées, les différents groupes qui cohabitent dans la grande ville en s’ignorant, en se mélangeant ou en s’affrontant.
Et c’est aussi une exploration très fine des affections, des défections, des retours de flamme inattendus qui guettent n’importe qui — en amour comme en politique ou dans le boulot. Et des bilans qu’on tire lors de ces étapes-clefs, quand on revient vingt ans plus tard à l’endroit qu’on avait quitté sans se retourner, quand on vient de se faire larguer ou de changer de sexe, quand on voit débarquer une mère qu’on essayait d’oublier, ou encore quand on voit venir les 90 ans en sachant pleinement que ce sera notre dernier compte rond…
Il faut, soit dit en passant, souligner l’extraordinaire prestation d’Olympia Dukakis. À 88 ans, alors que sa santé n’est plus ce qu’elle a été, elle interprète une femme qui compte les jours qui lui restent tout en maintenant sa maisonnée, qui se remémore son interminable parcours et ses éternels combats au milieu des derniers soubresauts, avec une nostalgie et une vivacité, une tendresse et une brutalité, une profondeur et une légèreté éblouissantes. L’ensemble du casting est d’une justesse irréprochable, à commencer par les stars désignées du script (Linney, Bartlett et Page), mais Dukakis vole sans vergogne la vedette à ses camarades en donnant une cohérence folle à un personnage d’une complexité inhabituelle.
On reconnaît une grande œuvre non à ce qu’elle est magique pour ceux qui s’y reconnaissent, mais à ce qu’elle sait parler à ceux qui n’en ont rien à faire. Je suis donc assez bien placé pour dire que la reprise de 2019 des Chroniques de San Francisco est un petit chef-d’œuvre. Les causes féministes, LGBTQ et approchantes ont toute ma sympathie mais ne font partie ni de mon univers quotidien, ni des sujets qui me tiennent vraiment à cœur. Mais j’ai aimé chacun de ses personnages, j’ai compati à chacun de leurs points de vue (même ceux qu’ils ne comprenaient pas eux-mêmes), j’ai été touché par chacune de leurs situations et j’ai pleuré comme eux au dernier épisode.