Captain Fantastic
|de Matt Ross, 2016, ****
Imaginez des enfants qui, à douze ans, sont non seulement capables de réciter la Déclaration des droits, mais aussi de vous expliquer simplement ce qu’elle garantit et son importance — « parce que sans elle, on serait plutôt comme la Chine ». Des enfants à qui, à quinze ans, il faudrait rappeler qu’il est malpoli de parler espéranto devant les petits, qui ne comprennent pour l’instant que l’anglais, le mandarin et l’allemand. Des enfants qui seraient capables de faire 10 km en montagne en moins d’une heure tout en discutant des animaux rencontrés en route, de choper l’un des animaux en question, de le tuer proprement, de le dépouiller, de le dépecer, de faire un feu à partir de mousses et de silex, pour finir la journée avec les grands expliquant Chomsky aux petits autour du repas.
Des gosses qui sauraient chanter en chœur des chapitres de la Bible et passer pour des évangélistes itinérants lorsqu’un flic demande s’ils sont régulièrement éduqués, tout en concluant à son départ que « c’est mal de se moquer, sauf des Chrétiens parce que ce sont vraiment des imbéciles ».
Vous vous dites sûrement que c’est complètement délirant. Certes, mais si ça existait ? Là, vous trouveriez ça génial, non ?
Ben cette famille parfaite, où têtes de lards et esprits libres cohabitent dans les mêmes cerveaux, c’est celle créée par Ben et Leslie, qui ont décidé d’élever leurs enfants eux-mêmes, en quasi-autarcie, en marge de la société de consommation, en encourageant leur curiosité avec un respect critique des uns et des autres. Mais il fallait bien que les choses dérapent, et Ben doit faire monter les six mioches dans son vieux bus aménagé pour aller dans le monde extérieur.
Sous prétexte de la rencontre entre hippies cultivés libre-penseurs et Américains ordinaires consommateurs, le film touche un peu à tout : éducation, histoire, politique, écologie, économie, philosophie… Pour faire passer la pilule, les auteurs ont choisi la forme de la comédie, permettant éventuellement au spectateur de rire des inadaptés sortis de la forêt s’il n’a pas la capacité de rire des absurdités de la vie moderne. Mais fondamentalement, c’est une farce politique qui, sous couvert d’humour décalé, attaque frontalement le poids de la religion et de l’économie de marché dans la société américaine (et mondiale, en fait). La paresse intellectuelle, l’inculture, la distraction commerciale, l’acceptation des dogmes et des conventions sociales sont pointés du doigt, quitte à sonner à l’occasion comme un brûlot libertarien ou un éloge aveugle de l’anti-conformisme.
Il étend toutefois sa critique à ses héros et Ben, pour génial qu’il soit, n’est clairement pas parfait : extrémiste, refusant obstinément les concessions et les mains tendues, il met surtout un point d’honneur à donner des leçons aux gens normaux et à quiconque n’atteint pas ses standards intellectuels — même si c’est un gamin rendu bougon par une blessure. Le film porte évidemment le discours de ses personnages, mais il prend exactement assez de recul pour critiquer à l’occasion leur propre manque de recul.
Si l’on peut ou non adhérer au message (personnellement, j’ai frétillé de bonheur sur mon siège pendant presque deux heures), la maîtrise technique devrait faire l’unanimité : Stéphane Fontaine offre une série de plans magnifiques, le montage de Joseph Krings crée un rythme parfaitement géré, capable de se poser pour admirer la beauté d’un paysage ou de s’énerver pour soutenir une engueulade, le casting impeccable est irréprochablement dirigé et Viggo Mortensen ne se contente pas d’incarner son personnage : il habite l’ensemble du film. (Au passage, oui, c’est bien Viggo Mortensen, cher voisin de derrière qui a été si surpris de le reconnaître une fois rasé. T’avais pas vu La route ou quoi ?)
Souvent un poil intello, ce Captain Fantastic est hilarant, jouissif, parfois touchant, prenant et globalement excellent. Il souffre de certaines naïvetés et d’un happy end un peu facile, mais il reste très haut placé dans la liste des films à voir en cette saison.