Le voyage de Chihiro

bijou abso­lu de Hayao Miyazaki, 2001

Allons bon, voi­là que je me rends compte que j’ai rien écrit sur Le voyage de Chihiro, qui est pour­tant l’un des points hauts de la car­rière du Dieu-de-l’Est¹ — dont les points bas, Le châ­teau ambu­lant ou Horus prince du soleil, dominent lar­ge­ment 80 % de la pro­duc­tion disneyienne.

Donc, Le voyage de Chihiro.

Conte ini­tia­tique mêlant tra­di­tion japo­naise — les 神隠し², enlèvements/disparitions divins/mystérieux, sont un élé­ment récur­rent des légendes locales — et thé­ma­tique moderne, Le voyage de Chihiro raconte l’his­toire de la fille de deux adultes mal éle­vés (élé­ments récur­rents, pour le coup, de l’œuvre miya­za­kesque), que leur glou­ton­ne­rie et leur mau­vaise édu­ca­tion a fait trans­for­mer en cochons³. Condamnée dans un monde fée­rique mais hos­tile, elle ne doit son salut qu’à l’en­ga­ge­ment d’une étrange « baba » (vieille femme) à faire tra­vailler dans ses thermes qui­conque lui en fait la demande.

Sen⁴ y ren­contre d’autres jeunes filles tra­vaillant aux bains, et tout un monde de créa­tures plus ou moins inquié­tantes. Elle y apprend aus­si que pour retrou­ver sa liber­té, elle devra avant tout retrou­ver son nom⁴, et que si elle veut rendre à ses parents leur forme ini­tiale (on se demande bien pour­quoi), ça va être plus compliqué…

Miyazaki réus­sit ici un petit chef-d’œuvre. Graphique tout d’a­bord : si l’on connaît le goût du maître pour l’é­clai­rage et les décors depuis fort long­temps (on se sou­vient de la forêt de Nausicaa de la val­lée du vent, 1984), la virée de Sen dans ce monde d’ombres et de faux-sem­blants marque une évo­lu­tion majeure de son style, quatre ans après Princesse Mononoke. De même, l’a­ni­ma­tion est irré­pro­chable, Hayao-sen­sei jouant plus que jamais avec les volumes et… les poils : les mou­ve­ments de che­veux, de mous­taches etc. ampli­fient les émo­tions des per­son­nages, là encore une signa­ture du maître.

Scénaristique ensuite : le monde où est pro­je­tée Sen est d’une richesse et d’une inven­ti­vi­té rares, qui lui per­mettent de déve­lop­per sub­ti­le­ment la per­son­na­li­té com­plexe des dif­fé­rents per­son­nages — loin de des­sins ani­més mani­chéens : la baba intran­si­geante se mue en mère gâteuse pour son bébé, son âme dam­née est en fait un per­son­nage très ambi­gu qui se révé­le­ra plu­tôt posi­tif, et Sen elle-même peut par­fois se révé­ler lâche, dou­ter, avoir peur… — et de détour­ner de son but ini­tial une trame somme toute assez clas­sique (la jeu­nesse livrée à elle-même qui va devoir apprendre les codes d’un monde dif­fé­rent du sien et en sor­ti­ra gran­die, ça n’a rien d’ex­trê­me­ment ori­gi­nal, cf. Cars, Coraline ou La fureur de vivre).

Poétique enfin : l’u­ni­vers paral­lèle est rem­pli de grâce, de beau­té, y com­pris dans ses aspects les plus sinistres, et les rup­tures ryth­miques par­fai­te­ment orches­trées viennent sépa­rer des scènes contem­pla­tives abso­lu­ment sublimes — ah, le train au milieu de la mer !!! — des pas­sages actifs à la limite de l’hé­roïsme homérique.

Bref, dans ce petit bijou d’a­ni­ma­tion, y’a rien à jeter. C’est bon, c’est beau, c’est grand, c’est intel­li­gent, c’est à voir, ce soir sur Arte par exemple.

¹ Profitons de ce lun­di de Pâques pour rap­pe­ler que nous vivons dans un monde poly­théiste : le Dieu-de-l’Ouest s’ap­pelle Clint Eastwood.

² Kamikakushi, lit­té­ra­le­ment « dieu-dissimulation ».

³ Ayant enten­du une adulte expli­quer que c’est super trau­ma­ti­sant pour des enfants d’i­ma­gi­ner leurs parents en porcs et qu’il faut abso­lu­ment pas mon­trer ce film aux minots, je me bor­ne­rai à signa­ler que tous les petits qui l’ont vu ont à ma connais­sance écla­té de rire devant cette scène ô com­bien méritée.

⁴ 千尋, Chihiro (litt. mille brasses, dési­gnant une pro­fon­deur abys­sale), est abré­gé par la baba en 千, Sen (mille) ; c’est cette modi­fi­ca­tion du nom qui scelle l’en­ga­ge­ment de Chihiro dans les thermes, et c’est en retrou­vant la mémoire de son nom réel qu’elle pour­ra rompre l’enchantement.