Godless
|de Scott Frank, 2017, ****
Une petite ville du Nouveau-Mexique. Une horde de malfrats menés par un chef vindicatif. Un traître qui a fui la bande. Un shérif alcoolique. Une poignée d’habitants décidés à court-circuiter le shérif pour défendre leur ville contre les malfrats, avec l’aide du traître.
Voilà donc les ingrédients de Godless, qui est sur le papier le western classique le plus classique qu’on puisse imaginer, reprenant des thèmes classiques qu’on a vus mille fois dans tous les grands westerns classiques de l’époque classique à l’ère moderne en passant par le spaghetti.

Et pourtant, Godless est tout, sauf un western classique. En fait, si Scott Frank a pris la trame la plus classique imaginable, c’est justement pour avoir la liberté de raconter tout ce qu’il voulait librement, en jouant sur les détails et en collant un patchwork de petites histoires secondaires ayant chacune sa tonalité, son rythme et sa morale (ou son « immorale », si vous me permettez ce terme). Toute l’originalité qu’il n’a pas mise dans le synopsis, il l’a réservée pour les personnages, leurs relations, leurs aspirations, leurs échecs et leurs succès.
La série étudie ainsi, en particulier, l’impact d’un accident minier sur une petite ville. Comment les veuves, c’est-à-dire la quasi-totalité de la communauté, parviennent-elles à poursuivre leur vie sans leurs hommes ? Comment certaines s’effondrent tandis que d’autres se révèlent, comment celle qui était déjà veuve « naturellement » cohabite avec celles qui viennent de le devenir ? Le tout, avec bien entendu un lot d’histoires tragiques, mais aussi quelques détails comiques — faute de clients, la prostituée s’est faite institutrice.
Elle parle aussi, du coup, de relations entre hommes et femmes, individuelles ou collectives – que se passe-t-il lorsqu’un groupe d’hommes dirigeant une entreprise minière rencontre un groupe de femmes possédant une mine ?

Elle parle énormément d’autonomie, de ce que l’on peut et doit faire pour la gagner, et de ce qu’elle peut coûter — surtout quand on n’est pas censé en avoir, comme les anciens buffalo soldiers devenus agriculteurs ou les anciennes épouses effacées devenues cheffes de famille.
Elle parle aussi de transmission et de paternité, sous plusieurs angles différents, du shérif déclinant qui voit son adjoint de plus en plus prêt à lui succéder à l’héritier de bandit condamné à tuer le père pour prendre son indépendance, en passant évidemment par les orphelins qui doivent se construire malgré tout.
Elle parle beaucoup d’ambiguïtés, de faiblesse et de force, de comment celles-ci cohabitent dans un seul cerveau, de pourquoi le héros d’un jour peut perdre tout honneur ou de pourquoi un assassin multirécidiviste peut prendre en pitié de bons chrétiens frappés par la maladie.
Elle parle d’ambition, de celle qui nous pousse à faire de notre mieux pour les autres comme de celle qui nous pousse à chercher le scoop quitte à les mettre en danger.
Elle parle également d’amour, des amours qu’on a perdues bien sûr, mais aussi de celles qu’on trouve parfois dans des endroits inattendus. Et de ses corollaires, la frustration et l’envie.

Et bien sûr, comme tout western qui se respecte, elle parle de violence, de celle qu’on inflige, de celle qu’on subit, de celle qu’on choisit de subir et de celle qu’on inflige à contre-cœur. Et aussi de celle qu’on déclenche par arrivisme, jalousie ou simple stupidité.
Et elle parle de notre rapport aux autres, égaux, plus forts ou plus faibles que nous — jusque dans la façon de dresser un cheval.
Bref, Godless parle d’humanité au sens large et cache sous sa trame franchement plutôt prévisible une foule de surprises, de subtilités, de paradoxes qui évoquent notre nature profonde.
Il en va un peu de même sur le plan technique. Le montage est lent, souvent contemplatif, bien aidé par une photo magnifique qui rend à la fois la beauté des paysages et la lourdeur de l’atmosphère, et la réalisation est travaillée selon les canons du genre. On reprend tous les grands maîtres, du grand western classique, avec des hommages à La conquête de l’Ouest, Le train sifflera trois fois et d’autres chefs-d’œuvre du style, au spaghetti, avec des détails piqués à Django et des plans typiques de Sergio Leone, en passant par le western psychologique moderne style Open range ou Impitoyable. On a même un personnage qui semble évadé de Mort ou vif, qui n’est ni le chef-d’œuvre de Sam Raimi ni un incontournable du western, mais qui a mine de rien laissé sa petite trace chez les amateurs du genre.

Mais si, à première vue, Frank, sa monteuse Michelle Tesoro et son directeur de la photographie Steven Meizler reprennent scrupuleusement les standards du genre, c’est aussi pour, çà et là, les dynamiter par surprise, en injectant une séquence de pure poésie naturaliste, en faisant une série de plans à la Germinal ou en cassant le rythme le temps de l’agonie d’un groupe condamné par la variole.
Toujours sur le fil entre fidélité absolue aux canons du western et rénovation totale du genre, entre histoire classique de batailles et de poursuites et œuvre humaniste complexe et psychologique, entre personnages stéréotypés traditionnels et subtile modernité des caractères, Godless forme un ensemble saisissant, souvent paradoxal, parfois excessif, mais toujours impeccable. À conseiller aux amateurs du genre… et aux autres.