Godless

de Scott Frank, 2017, ****

Une petite ville du Nouveau-Mexique. Une horde de mal­frats menés par un chef vin­di­ca­tif. Un traître qui a fui la bande. Un shé­rif alcoo­lique. Une poi­gnée d’ha­bi­tants déci­dés à court-cir­cui­ter le shé­rif pour défendre leur ville contre les mal­frats, avec l’aide du traître.

Voilà donc les ingré­dients de Godless, qui est sur le papier le wes­tern clas­sique le plus clas­sique qu’on puisse ima­gi­ner, repre­nant des thèmes clas­siques qu’on a vus mille fois dans tous les grands wes­terns clas­siques de l’é­poque clas­sique à l’ère moderne en pas­sant par le spaghetti.

Cavaliers traversant une rivière au galop
Comme aurait dit Henry Fonda dans un spa­ghet­ti clas­sique : « C’est vrai que quand ils chargent, on dirait qu’ils sont mille. » — pho­to Ursula Coyote pour Netflix

Et pour­tant, Godless est tout, sauf un wes­tern clas­sique. En fait, si Scott Frank a pris la trame la plus clas­sique ima­gi­nable, c’est jus­te­ment pour avoir la liber­té de racon­ter tout ce qu’il vou­lait libre­ment, en jouant sur les détails et en col­lant un patch­work de petites his­toires secon­daires ayant cha­cune sa tona­li­té, son rythme et sa morale (ou son « immo­rale », si vous me per­met­tez ce terme). Toute l’o­ri­gi­na­li­té qu’il n’a pas mise dans le synop­sis, il l’a réser­vée pour les per­son­nages, leurs rela­tions, leurs aspi­ra­tions, leurs échecs et leurs succès.

La série étu­die ain­si, en par­ti­cu­lier, l’im­pact d’un acci­dent minier sur une petite ville. Comment les veuves, c’est-à-dire la qua­si-tota­li­té de la com­mu­nau­té, par­viennent-elles à pour­suivre leur vie sans leurs hommes ? Comment cer­taines s’ef­fondrent tan­dis que d’autres se révèlent, com­ment celle qui était déjà veuve « natu­rel­le­ment » coha­bite avec celles qui viennent de le deve­nir ? Le tout, avec bien enten­du un lot d’his­toires tra­giques, mais aus­si quelques détails comiques — faute de clients, la pros­ti­tuée s’est faite institutrice.

Elle parle aus­si, du coup, de rela­tions entre hommes et femmes, indi­vi­duelles ou col­lec­tives – que se passe-t-il lors­qu’un groupe d’hommes diri­geant une entre­prise minière ren­contre un groupe de femmes pos­sé­dant une mine ?

Trois femmes dont une en tenue masculine, revoler au poing
On est toutes veuves, il a bien fal­lu qu’on prenne les choses en main. Moi par exemple j’ai pris un Colt. — pho­to Ursula Coyote pour Netflix

Elle parle énor­mé­ment d’au­to­no­mie, de ce que l’on peut et doit faire pour la gagner, et de ce qu’elle peut coû­ter — sur­tout quand on n’est pas cen­sé en avoir, comme les anciens buf­fa­lo sol­diers deve­nus agri­cul­teurs ou les anciennes épouses effa­cées deve­nues cheffes de famille.

Elle parle aus­si de trans­mis­sion et de pater­ni­té, sous plu­sieurs angles dif­fé­rents, du shé­rif décli­nant qui voit son adjoint de plus en plus prêt à lui suc­cé­der à l’hé­ri­tier de ban­dit condam­né à tuer le père pour prendre son indé­pen­dance, en pas­sant évi­dem­ment par les orphe­lins qui doivent se construire mal­gré tout.

Elle parle beau­coup d’am­bi­guï­tés, de fai­blesse et de force, de com­ment celles-ci coha­bitent dans un seul cer­veau, de pour­quoi le héros d’un jour peut perdre tout hon­neur ou de pour­quoi un assas­sin mul­ti­ré­ci­di­viste peut prendre en pitié de bons chré­tiens frap­pés par la maladie.

Elle parle d’am­bi­tion, de celle qui nous pousse à faire de notre mieux pour les autres comme de celle qui nous pousse à cher­cher le scoop quitte à les mettre en danger.

Elle parle éga­le­ment d’a­mour, des amours qu’on a per­dues bien sûr, mais aus­si de celles qu’on trouve par­fois dans des endroits inat­ten­dus. Et de ses corol­laires, la frus­tra­tion et l’envie.

Dressage de cheval dans Godless
Le che­val est un être vivant et sen­sible : si on le prend bien, on peut le mon­ter à cru et sans bride, il nous vire­ra jamais ; si on le prend mal, on est un sale con. — pho­to Ursula Coyote pour Netflix

Et bien sûr, comme tout wes­tern qui se res­pecte, elle parle de vio­lence, de celle qu’on inflige, de celle qu’on subit, de celle qu’on choi­sit de subir et de celle qu’on inflige à contre-cœur. Et aus­si de celle qu’on déclenche par arri­visme, jalou­sie ou simple stupidité.

Et elle parle de notre rap­port aux autres, égaux, plus forts ou plus faibles que nous — jusque dans la façon de dres­ser un cheval.

Bref, Godless parle d’hu­ma­ni­té au sens large et cache sous sa trame fran­che­ment plu­tôt pré­vi­sible une foule de sur­prises, de sub­ti­li­tés, de para­doxes qui évoquent notre nature profonde.

Il en va un peu de même sur le plan tech­nique. Le mon­tage est lent, sou­vent contem­pla­tif, bien aidé par une pho­to magni­fique qui rend à la fois la beau­té des pay­sages et la lour­deur de l’at­mo­sphère, et la réa­li­sa­tion est tra­vaillée selon les canons du genre. On reprend tous les grands maîtres, du grand wes­tern clas­sique, avec des hom­mages à La conquête de l’OuestLe train sif­fle­ra trois fois et d’autres chefs-d’œuvre du style, au spa­ghet­ti, avec des détails piqués à Django et des plans typiques de Sergio Leone, en pas­sant par le wes­tern psy­cho­lo­gique moderne style Open range ou Impitoyable. On a même un per­son­nage qui semble éva­dé de Mort ou vif, qui n’est ni le chef-d’œuvre de Sam Raimi ni un incon­tour­nable du wes­tern, mais qui a mine de rien lais­sé sa petite trace chez les ama­teurs du genre.

Griffin entrant dans la cabane des mourants
Bon, on est un peu pres­sé, mais on peut prendre un moment pour accom­pa­gner des mou­rants… — pho­to Ursula Coyote pour Netflix

Mais si, à pre­mière vue, Frank, sa mon­teuse Michelle Tesoro et son direc­teur de la pho­to­gra­phie Steven Meizler reprennent scru­pu­leu­se­ment les stan­dards du genre, c’est aus­si pour, çà et là, les dyna­mi­ter par sur­prise, en injec­tant une séquence de pure poé­sie natu­ra­liste, en fai­sant une série de plans à la Germinal ou en cas­sant le rythme le temps de l’a­go­nie d’un groupe condam­né par la variole.

Toujours sur le fil entre fidé­li­té abso­lue aux canons du wes­tern et réno­va­tion totale du genre, entre his­toire clas­sique de batailles et de pour­suites et œuvre huma­niste com­plexe et psy­cho­lo­gique, entre per­son­nages sté­réo­ty­pés tra­di­tion­nels et sub­tile moder­ni­té des carac­tères, Godless forme un ensemble sai­sis­sant, sou­vent para­doxal, par­fois exces­sif, mais tou­jours impec­cable. À conseiller aux ama­teurs du genre… et aux autres.