La vie rêvée de Miss Fran
|de Rachel Lambert, 2023, ****
Il y a des fois, on se demande vraiment ce qui passe par la tête des distributeurs. Ou des traducteurs. Ou des graphistes. Ou de je ne sais qui a géré la présentation et le titre français de ce film. A‑t-il seulement survolé le script, ou entrevu quelques scènes ? S’est-il arrêté à « c’est l’histoire d’une meuf qui fait des rêves éveillés » sans aller plus loin ni se demander de quoi ça parlait, et a‑t-il alors décidé que ça devait être une comédie romantique, avec une affiche rose bonbon digne d’une comédie musicale des années 50 ? Ou s’est-il dit que l’histoire d’une femme vaguement asociale qui imagine parfois sa propre mort allait faire fuir ces abrutis de Français qui seraient incapables d’apprécier ce genre de choses, et décidé cyniquement de leur mentir, de faire une affiche et un titre délibérément trompeurs pour que les gens viennent dans la salle et rentabilisent le film ? Voulait-il surfer sur La vie rêvée de Walter Mitty, qui a connu son petit succès à sa sortie malgré des critiques mitigées ?
Toujours est-il que Sometimes I think about dying est évidemment un bien meilleur titre, à la fois respectueux du personnage, vaguement intrigant et étonnamment doux. Que « Parfois je pense à la mort » aurait pu attirer les fans de Mimi Geignarde, qui est peut-être le personnage le plus sympathique de Harry Potter. Que « Le refuge de l’imagination », « Le principe de réalité », « En sortant de ma bulle », « La vie de bureau », « Cluedo », « Bisous maladroits » ou même « Où vont les paquebots quand ils s’en vont ? » seraient de bien meilleurs titres – ils auraient au moins un vague lien avec le film.
Bref, tout ça pour dire que la vie « rêvée » de Miss Fran est constituée d’une vie bien réelle, d’échanges distants et parfois maladroits avec ses collègues et du réconfort quotidien d’un domicile à son image : bien rangé, efficace, propre. Et de fantaisies romantiques parfois morbides mais toujours pleines d’une beauté délicate, qui viennent équilibrer cette routine bureautique en apportant une touche de douceur et d’imagination.
Soit dit en passant, la presse est, je pense, largement passée à côté du sujet : la majorité des critiques utilisent des termes comme « dépression » ou « mal-être », comme si ne pas participer passionnément aux discussions de machine à café était forcément signe de pulsion suicidaire. Mais à mon humble avis : non. Fran, son organisation, son intérêt tout relatif pour les conventions sociales, son attrait pour ce qu’elle maîtrise (fut-ce un tableur), son cocon de routine, son introspection assumée, tout cela ressemble beaucoup plus à une forme d’autisme serein qu’à une dépression ou à un mal-être. Et si elle imagine ses morts, ce n’est pas avec une fascination suicidaire, mais comme un exercice de pensée, un recyclage de scénarios romantiques, un instant solitaire presque apaisant pour s’épargner l’agitation du bureau.
En fait, Fran a sans doute réussi là où la plupart des gens échouent toute leur vie : trouver un confort satisfaisant, rassurant, qui lui correspond à elle – et qu’importe s’il ne ressemble pas aux standards socialement admis et si elle n’est pas vraiment intégrée à l’équipe ?
Et puis, il y a ce déclic, ce type qui s’intéresse à elle, et alors pourquoi pas, en fait ? Surtout que quand il l’emmène dans un groupe de fans de « murder parties » (des sortes de parties de Cluedo grandeur nature), avoir déjà imaginé toutes les façons dont on pourrait mourir est clairement un avantage…
La vie rêvée de Miss Fran n’a pas vraiment d’histoire, ou alors elle tient en trois lignes (j’ai déjà beaucoup délayé). Mais il fait partie de ces petits films poétiques, sans prétention, qui savent se contenter de petits détails et d’ambiance mélancolique pour se passer de grandes phrases et de séquences spectaculaires. Il présente ses personnages, son bureau (avec sa « bonne ambiance » et sa « vraie famille » qui sonnent aussi faux que dans tous les bureaux), son environnement (une ville côtière d’Oregon, avec son climat tempéré couvert, son port, son pont), sa tranquillité parfaite et sereine, à peine troublée par les plaisanteries enjouées de la collègue-animatrice-d’entreprise.
Pour qu’un film de ce genre fonctionne, il faut absolument que la réalisation soit soignée et que les acteurs maîtrisent leur sujet. Sur le premier point, le contrat est rempli, avec des scènes oniriques plutôt planantes, une photo superbe et délicate, une reprise réussie des codes des différents genres abordés – du film social à la comédie romantique. Sur le second point, certains cabotinent un poil trop, notamment lors des réunions, mais les acteurs principaux sont parfaits. On n’attendait pas Daisy Ridley à ce niveau de justesse, avec juste ce qu’il faut de mélancolie et un mélange impeccable de passivité et de décision. Son duo avec Dave Merheje est impeccable, union parfaite de malaise et de bonne volonté qui rappellera sans doute quelque chose à tous ceux qui ont déjà essayé d’approcher un autre être humain.
Le résultat est donc un film d’atmosphère, qui repose sur des portraits et des détails, qui ne plaira peut-être pas à tout le monde mais qui est une vraie réussite pour les amateurs de poésie vaguement mélancolique et de personnages pas tout à fait adaptés à leur société.