Super bourrés
|de Bastien Milheau, 2023, ****
C’est l’histoire d’un chauffeur de camion bourré. Oh, bien sûr, rien d’anormal dans cette campagne paumée du Sud-Ouest, où la vigne est la seule chose qui pousse et où en profiter est la seule occupation. La petite gnôle qui accompagne le café, le petit rouge des repas, l’armagnac de la cave pour les jours de fête… Il y a bien madame la maire qui est en croisade contre l’alcool depuis que son mari, conducteur raisonnablement bourré, s’est planté dans un platane, mais comme dit son fils : « s’il y avait pas eu les platanes, il aurait cahoté dans le champ et pis c’est tout, le danger c’est les platanes, pas l’alcool ».
C’est donc l’histoire ordinaire d’un chauffeur de camion-citerne de vin qui s’en met une goutte pour se réveiller quand la route est longue. Lorsque soudain survient le drame, juste à la sortie d’un virage : là, sur la route, il y a un âne ! Freinage, bourrage, et puis plantage… Mais qu’est-ce qu’il foutait là, cet âne bâté et chargé de bouteilles, loin du pré qu’il n’est jamais censé quitter ?
Alors voilà, en lisant les critiques, j’ai une impression troublante : ce film est une private joke de bouseux. Il faut avoir grandi là-bas, loin de tout, en rêvant d’échapper aux promesses d’exploitation1 agricole, il faut avoir regardé les adultes conduire bourrés toute son enfance et vécu les premières cuites comme rite de passage à l’âge adulte, il faut avoir pris le bus à des heures indues pour aller au lycée à perpette et être mort d’ennui un jour d’été en rêvant d’avoir enfin 18 ans, le permis et la possibilité de faire un saut en ville, il faut avoir eu conscience qu’il serait très compliqué de trouver les moyens d’aller à la fac avec des parents paysans, il faut tout ça pour en saisir le sel. Parce qu’il joue à fond sur les clichés de la cambrousse, beaucoup de critiques y voient une suite de caricatures ou une apologie de l’alcool. Mais pour ceux qui ont connu cette ambiance, il illustre plutôt l’opposition entre espoirs et réalité et joue sur les clichés pour les détourner – sauf peut-être Jean-Michel, parce que les crétins des Alpes, ça existe en vrai, même dans les Landes.
Dire que c’est fin serait exagéré, mais il y a une certaine délicatesse dans ce portrait de l’adolescence blasée, des adultes dépassés, des événements locaux (l’inauguration du réservoir, un grand moment de politique-fiction ultra-réaliste), et des gens pour qui l’alcool n’est pas un cocktail à 12 € dans une boîte à sardines ultra-bruyante mais un composant des boissons du quotidien, vu que l’eau n’est pas forcément super potable quand elle vient du fond des bocages.
Les acteurs font leur boulot avec un naturel remarquable, y compris des qu’on n’attendait pas forcément au cinéma – l’histoire des bouilleurs de cru racontée par un candidat aux présidentielles mérite le détour. Le scénario est à cheval entre conte initiatique, galerie de portraits, suite de gags potaches et film d’ados. On peut lui reprocher de ne pas choisir une tonalité, ou d’être bordélique, ou de ne pas avoir de fin, mais c’est une tranche de vie douce-amère, pas un grand film politique ou une quête héroïque.
L’ensemble est donc souvent drôle, parfois un peu lourd, parfois plus fin qu’il n’y paraît. En tout cas, j’ai passé un très bon moment.