1883

odys­sée moderne de Taylor Sheridan, 2021

Dans les années 1880, l’Oregon a des exploi­ta­tions de bois et de blé en quan­ti­té. Mais il manque de main-d’œuvre : cet État reste dif­fi­ci­le­ment acces­sible, coin­cé entre les Rocheuses, la Sierra Nevada, le désert aride du Grand Bassin et le Pacifique. La piste de l’Oregon, bien connue depuis les années 1850, reste longue et dan­ge­reuse, tra­ver­sant les ter­ri­toires du Wyoming et de l’Idaho. Pour atti­rer du monde, l’État a déci­dé d’of­frir des terres aux nou­veaux arri­vants. À la fin de l’hi­ver, les ter­mi­naux fer­ro­viaires du Texas, du Kansas et de l’Iowa voient donc débar­quer de nom­breux colons, qui s’or­ga­nisent en convois et cherchent des escortes pour ten­ter d’at­teindre le Pacifique avant l’hiver.

Shea et James menant le convoi
Bon, si la moi­tié de ces immi­grants sur­vivent jus­qu’au Wyoming, on pour­ra atta­quer la par­tie dif­fi­cile du tra­jet… — pho­to MTV Entertainment

C’est ain­si que, début 1883, Shea et Thomas sont à Fort Worth, au nord du Texas : ils sont embau­chés pour gui­der un convoi d’im­mi­grés ger­ma­niques, slaves et roms menés par Josef. Ils y retrouvent aus­si James, un ancien sol­dat tei­gneux et effi­cace qu’ils avaient vu défendre à lui seul son cha­riot contre une bande de voleurs. Celui-ci venant de retrou­ver femme, enfants, sœur et nièce à la gare et pre­nant la route de l’Oregon, ils lui pro­posent de les rejoindre. Au pro­gramme : remon­ter la Brazos, pas­ser en Oklahoma, tra­ver­ser le Colorado, rejoindre la piste clas­sique vers Fort Laramie ou Fort Caspar, tra­ver­ser le Wyoming et la pointe mon­ta­gneuse de l’Idaho, et arri­ver à des­ti­na­tion. Un petit par­cours de san­té de plus de 3000 km, avec des autoch­tones plus ou moins hos­tiles, des voleurs, des loups, des ours, des bisons, des ser­pents à son­nette, des tor­nades, des pous­sées de dys­en­te­rie et de variole, du bliz­zard gla­cial et des fleuves en crue…

Et si toutes ces bonnes rai­sons d’y lais­ser sa peau ne suf­fi­saient pas, les ten­sions au sein du convoi sont nom­breuses, entre les familles de cultures dif­fé­rentes, entre les colons et leurs enca­drants, entre ceux qui veulent gar­der leurs meubles et ceux qui comptent les kilos à trans­por­ter, ou encore entre ceux qui trouvent au bout de mille bornes que fina­le­ment, ache­ter un lopin au Colorado, ça serait pas mal, et ceux qui n’ont pas d’autre choix que d’al­ler cher­cher la gra­tui­té des terres de l’Oregon…

Soldats dépareillés devant une maison au pied des montagnes
Bienvenue à Fort Caspar ! Un tou­bib ? Euh, il doit y en avoir un à Laramie, deux jours de route der­rière vous. — pho­to MTV Entertainment

1883 a un parent évident et incon­tour­nable : La conquête de l’Ouest. La série en reprend de nom­breux thèmes comme les convois, les voleurs, les Indiens, la vie sur la fron­tière, le rêve d’at­teindre le Pacifique… Certes, ce sont des incon­tour­nables du wes­tern, mais ici l’angle rap­pelle imman­qua­ble­ment le film – le voyage vers la terre pro­mise, ses dif­fi­cul­tés, ses drames, ses joies et ses dés­illu­sions. Mais 1883 est plus trash et n’hé­site pas à mettre dans l’am­biance dès le tout pre­mier plan. Et si la suite pour­rait vous lais­ser croire qu’on s’embarque dans un wes­tern d’a­ven­tures clas­sique, le deuxième épi­sode va enfon­cer le clou : le scé­na­rio est comme la nature, il se fiche de savoir qui meurt quand.

Mais 1883 n’est pas juste une fresque ini­tia­tique qui raconte les décou­vertes et les déses­poirs de colons. C’est aus­si une quête ini­tia­tique à l’é­chelle de son per­son­nage prin­ci­pal – qui n’est ni James, ni Shae, ni Thomas, ni Josef, ni les autres, même s’ils ont tous des rôles essen­tiels tout au long de l’his­toire. Le point de vue est en fait celui d’Elsa, la fille de James, édu­quée dans le confort urbain et qui doit tout décou­vrir de la vie au grand air, de la sur­vie dans un ter­ri­toire sau­vage et des rela­tions entre les gens loin de la socié­té poli­cée du Tennessee. Elsa, qui avec ses dix-sept ans a assez de recul pour com­prendre ce que ce chan­ge­ment d’air peut impli­quer, quand son frère cadet subit les évé­ne­ments au fur et à mesure qu’ils se pro­duisent. Elsa, qui aborde encore la vie avec une spon­ta­néi­té farouche, quand sa mère a elle suf­fi­sam­ment pris de coups pour gar­der une cer­taine réserve face à la nouveauté.

Elsa dans les collines devant un cadavre
Décidément, ce pays est aus­si beau que dan­ge­reux. — pho­to Emerson Miller pour MTV Entertainment

Elsa, sur­tout, qui tombe pro­fon­dé­ment amou­reuse de ces pay­sages immenses et sublimes, de la vie de cow-girl (bonne cava­lière, elle est rapi­de­ment mise à contri­bu­tion pour aider à gérer le stock de nour­ri­ture qui accom­pagne le convoi), des jour­nées à che­val et de la liber­té qu’elles lui offrent. Elsa, qui prend simul­ta­né­ment conscience que ces pay­sages magni­fiques sont jon­chés de cadavres, que l’ouest sau­vage n’a pas envie d’être peu­plé – il fait plu­tôt par­tie de ces régions qui essaient vaillam­ment de se débar­ras­ser des bipèdes qui ont l’ou­tre­cui­dance d’y pas­ser – et que l’on peut pas­ser d’une vie joyeuse et pleine de pro­messes à une tombe étroite de six pieds sur trois en l’es­pace d’une seconde. Elsa, qui découvre cette beau­té et cette hos­ti­li­té indé­mê­lables des terres encore sauvages.

Si ça vous rap­pelle un para­graphe du billet pré­cé­dent, c’est nor­mal : 1883 est une pré­quelle de Yellowstone. James et Elsa sont des Dutton. Elsa éprouve envers ces terres sau­vages le même mélange de fas­ci­na­tion totale, d’a­mour abso­lu et de méfiance sourde que son arrière-petit-neveu.

Et, dans un autre registre qui ren­voie à John, James est aus­si vis­cé­ra­le­ment et farou­che­ment déci­dé à défendre sa famille et ses pos­ses­sions contre tout ce qui pour­rait les mena­cer. Ainsi, le père et la fille vont déter­mi­ner non seule­ment l’en­droit où le ranch Yellowstone sera bâti – dans ce coin de para­dis infer­nal du sud du Montana –, mais aus­si les valeurs qui régi­ront tou­jours la vie de leur famille cent qua­rante ans plus tard.

Elsa (Isabel May) en robe à cheval
Comment ça, une jeune fille doit por­ter une robe blanche ? Même pour rat­tra­per des vaches ? — pho­to Emerson Miller pour MTV Entertainment

1883 est aus­si par moments un vrai wes­tern fémi­niste. Pas parce qu’il est racon­té du point de vue d’une femme (n’im­porte qui peut le faire sans être fémi­niste), mais parce qu’il montre clai­re­ment les dif­fi­cul­tés d’être une femme à la fin du 19e siècle, avec son lot d’a­gres­sions ver­bales, phy­siques et/ou sexuelles, son can­ton­ne­ment aux rôles subal­ternes et le dédain qu’é­veillent celles qui tentent d’en sor­tir. Et, en creux, il montre aus­si indi­rec­te­ment le che­min qu’il reste à par­cou­rir, en repla­çant quelques réflexions que l’on peut encore entendre de nos jours…

Noemi (Gratiela Brancusi)
Pire que d’être une femme en 1883 ? Être une femme rom en 1883 dans un convoi mené par des Germaniques. — pho­to Emerson Miller pour MTV Entertainment

Sur le plan for­mel, Sheridan, Voros et Richardson (qui ont fil­mé et réa­li­sé les dif­fé­rents épi­sodes) font évi­dem­ment une œuvre assez sublime. La pho­to vous fera com­prendre aisé­ment pour­quoi les visi­teurs peuvent tom­ber amou­reux des pay­sages, et vous convain­cra aus­si que vous n’a­vez pas du tout envie de voir une ampu­ta­tion en vrai. Le rythme oscille entre lar­go et pres­to au fil des scènes, lais­sant par­fai­te­ment pro­fi­ter du décor mais fai­sant bien com­prendre qu’on a pas le temps de réflé­chir face à une attaque. La nar­ra­tion pré­sente soi­gneu­se­ment ses per­son­nages et leurs facettes, cha­cun ayant ses buts, ses forces, ses fai­blesses, ses fier­tés, ses hontes, ses réac­tions intel­li­gentes ou débiles… Les dia­logues sont par­fois drôles, par­fois bou­le­ver­sants, par­fois aus­si un peu faciles il faut le reconnaître.

L’ensemble est donc un vrai grand wes­tern, qui aborde des thèmes aus­si variés que ses per­son­nages – et le cas­ting s’é­tend de la petite bour­geoise du Tennessee très à che­val sur les conve­nances à l’ex-capi­taine unio­niste de la guerre de Sécession qui n’a pas vu un lit depuis des semaines. C’est une his­toire drôle et tra­gique, par­fois pro­fon­dé­ment émou­vante (au point d’être éprou­vante), sou­vent poé­tique et esthé­tique, tou­jours prenante.