La panthère des neiges

de Marie Amiguet et Vincent Munier, 2021, ****

Vous connais­sez la dif­fé­rence entre une mon­tagne et un pho­to­graphe ani­ma­lier ? La mon­tagne bouge beau­coup plus vite.

L’autre dif­fé­rence, c’est que dans la mon­tagne, il y a plein de bes­tioles, des bah­rals aux anti­lopes en pas­sant par les manuls et fau­cons divers. On y trouve même des pho­to­graphes ani­ma­liers. Alors que dans un pho­to­graphe ani­ma­lier, il y a sur­tout des pen­sées diverses qui tournent en boucle : oh putain que c’est beau, raaaah que c’est haut, j’au­rais pas dû me mettre sur ce caillou il est pas confor­table, on est quand même bien là loin de tout le monde, je suis sûr que ce salaud d’ours me regarde en rigo­lant, oh y’a un truc qui a bou­gé c’é­tait par là je crois, ah non c’est juste un caillou, c’est dingue je dois être le pre­mier à m’al­lon­ger là depuis dix mille ans, bah j’au­rais dû mieux choi­sir mon caillou, je pren­drais bien un café mais si je me retourne pour cho­per le ther­mos ça va faire fuir les bah­rals, je suis sûr que cette garce de pan­thère me regarde en rigo­lant… Les pho­to­graphes ani­ma­liers font par­tie de ces êtres qui ne s’en­nuient jamais, même quand ils regardent pour la cent vingt-troi­sième fois le même rocher au cas où une bes­tiole plan­quée der­rière se déci­de­rait à bou­ger. Comme dirait Sylvain Tesson : « faut avoir une bonne vie intérieure ».

Vincent Munier et Sylvain Tesson dans la neige
On est pas bien, là, à la fraîche ? — pho­to Haut et Court

Sylvain Tesson n’est pas pho­to­graphe ani­ma­lier. Son truc, c’est de par­cou­rir le monde comme une flèche, en regar­dant ce qui est là et en allant voir ce qui sera plus loin. Rester deux semaines immo­bile en se fon­dant dans la mon­tagne dans l’es­poir d’a­voir une chance de voir un truc caché, ça lui avait pas tra­ver­sé l’es­prit. Mais il a croi­sé Vincent Munier, un de ces types bizarres qui sont jamais aus­si heu­reux que quand ils cra­pa­hutent 60 bornes à 6000 m avec un 600 mm sur le dos pour voir à plus de 600 m un chat de moins de 60 cm. Un de ces types qui s’é­clatent à res­ter trois heures assis par ‑10°C à lais­ser vaga­bon­der leur esprit en atten­dant de voir si par hasard leur hypo­thèse sur l’i­ti­né­raire du matou se confirme.

Et du coup, mené par Munier, Tesson s’est retrou­vé au Tibet, à s’é­pui­ser au fil de ran­don­nées inter­mi­nables et à poi­reau­ter par ‑10°C dans l’es­poir d’en­tre­voir une hypo­thé­tique panthère.

Yack à contre-jour par Munier
Non mais le yak c’est facile à voir en fait. On peut trou­ver mieux. — pho­to Haut et Court

La pan­thère des neiges est un film de pho­to­graphe ani­ma­lier. Il est construit comme une sor­tie de pho­to ani­ma­lière, avec de longues périodes d’ob­ser­va­tion, des approches entre espoir et las­si­tude, le vague rêve de voir le raris­sime félin épo­nyme et, en pas­sant, une étude de tout ce qu’il y a d’autre à obser­ver dans le coin, agré­men­tée des innom­brables réflexions et apho­rismes qui viennent à ceux qui passent la jour­née à espé­rer (au sens clas­sique du terme). Et, comme toute acti­vi­té de pho­to­graphe natu­ra­liste, il s’a­git d’in­ves­tir éner­gie et atten­tion sans aucune garan­tie de trou­ver le sujet de ses rêves. Jusqu’au bout, on a l’es­poir de voir cette fameuse pan­thère, jus­qu’au bout on craint de ne jamais la croi­ser, et jus­qu’au bout il faut gar­der à l’es­prit que c’est le voyage qui est impor­tant, que la pan­thère n’est qu’un pré­texte, qu’on aura de toute façon vu suf­fi­sam­ment d’a­ni­maux inha­bi­tuels et de pay­sages sublimes pour jus­ti­fier plei­ne­ment le déplacement.

Comme Au-delà des cimes et autres docu­men­taires du genre, La pan­thère des neiges peut sem­bler un peu aride. La nar­ra­tion de Tesson vient lier la sauce, mais le film s’a­dresse avant tout à ceux qu’il peut inté­res­ser. Ce n’est pas un docu­men­taire didac­tique qui explique en détail pour infor­mer les jeunes, ce n’est pas non plus un film grand public cali­bré pour entraî­ner les foules. C’est un film sobre, qui pré­sente la vie d’un soli­taire dans un envi­ron­ne­ment qua­si­ment vide d’hu­ma­ni­té — à quelques autoch­tones iso­lés près.

Paysage du Tibet
— T’as vu quel­qu’un toi ?
— Non, mais y’a sûre­ment des dizaines d’yeux qui nous regardent et de naseaux qui nous reniflent… — pho­to Haut et Court

Néanmoins, si je com­pare le nombre qu’on est à traî­ner un 500 mm dans les bois de la Charente (y’a moi et un autre type, à peu près) et le nombre qu’on était au ciné de la Cité (la salle 1 était pleine), une conclu­sion s’im­pose : il n’y a pas que les pho­to­graphes ani­ma­liers qui vont le voir. Et, si j’en juge par les réac­tions du public, il touche lar­ge­ment au-delà de ceux qui se recon­naî­tront dans l’activité.

En fait, dès le début, Amiguet et Munier construisent leur film comme une ini­tia­tion à la pho­to ani­ma­lière : par une série de révé­la­tions tar­dives, ils habi­tuent le public à cher­cher dans chaque plan ou presque les ani­maux invi­sibles, fon­dus dans les rochers ou mas­qués par les reliefs. Ça per­met aux spec­ta­teurs, de tout âge et de tout par­cours, de se retrou­ver dans l’ac­tion. Emmenez‑y vos gosses : ils pas­se­ront 1 h 30 à jouer à Où est Charlie ? sans savoir quel ani­mal il faut trou­ver sur ce plan, et ils s’é­cla­te­ront autant que les adultes qui s’i­den­ti­fient au voyage inté­rieur du photographe.

Le fameux faucon de Munier
Le fau­con, c’est plus inté­res­sant, c’est farouche et ça a la cou­leur du rocher. — pho­to Vincent Munier / Haut et Court

Tourné en équipe réduite (en fait, qua­si­ment en solo, Marie Amiguet étant cadreuse-pre­neuse de son-réa­li­sa­trice-mon­teuse), le film souffre d’une fai­blesse prin­ci­pale : la qua­li­té variable de la prise de vue. La réa­li­sa­trice fait de l’ex­cellent tra­vail, mais les équi­pe­ments de repor­tage ne sont tout sim­ple­ment pas aus­si à l’aise qu’un D6 et un 600 mm lors­qu’il s’a­git de cho­per un détail de bes­tiole loin­taine. La dif­fé­rence entre le film et la pho­to est sou­vent spec­ta­cu­laire ; d’un côté, ça met bien en valeur la qua­li­té du bou­lot de Munier1, mais de l’autre, on voit d’au­tant mieux que le film, mal­gré le soin appor­té, est fait avec des moyens limi­tés notam­ment sur le plan optique.

Voilà en tout cas une œuvre ori­gi­nale, fidèle à son sujet, qui res­pire tran­quille­ment au rythme d’un pho­to­graphe qui veut res­ter dis­cret pour espé­rer voir des ani­maux farouches. En dehors d’un petit jeu de piste visuel, il ne cherche pas à se faire entraî­nant ou grand public ; cepen­dant, c’est une vraie his­toire humaine, nour­rie de petites réflexions simples sur notre mode de vie et la beau­té natu­relle, et il peut mani­fes­te­ment tou­cher bien au-delà du cercle des gens comme moi. C’est sans doute signe d’une belle réussite.

  1. Qui fait par­tie de ces types qui me donnent envie d’ar­rê­ter la pho­to, vu que je connais mes limites et qu’il me fau­drait deux siècles pour appro­cher son niveau…