1917

de Sam Mendes, 2019, ****

1917. Les Allemands se sont repliés, et les Anglais pré­parent un assaut en espé­rant per­cer enfin la ligne de front après trois ans de guerre des tran­chées. Mais une recon­nais­sance aérienne rap­porte qu’en fait, l’en­ne­mi a soi­gneu­se­ment pré­pa­ré son recul et que l’ou­ver­ture espé­rée donne sur des posi­tions ren­for­cées, pro­té­gées par une puis­sante artille­rie. Les télé­phones et tout autre sys­tème de com­mu­ni­ca­tion étant cou­pés, il va fal­loir que des clam­pins apportent le mes­sage annu­lant l’as­saut : pour cela, ils devront tra­ver­ser à pied 15 km de tran­chées bri­tan­niques, de no man’s land, de tran­chées aban­don­nées par les Allemands et de cam­pagne fran­çaise détruite jus­qu’à retrou­ver le 2e bataillon du Devonshire près d’Écoust.

Pour les his­to­riens, on est donc en plein dans l’opé­ra­tion Alberich, un recul bru­tal des Allemands de Roye vers St-Quentin entre mi-février et mi-mars 1917. Ce dépla­ce­ment, plus impor­tant que tous les gains et toutes les pertes des trois années pré­cé­dentes, per­met­tait aux Germains de réduire le front pour mieux concen­trer leurs défenses. Ce contexte his­to­rique extrê­me­ment pré­cis et la mul­ti­tude de lieux réels indi­qués montrent que Mendes et Wilson-Cairns, sa cos­cé­na­riste, ont un mini­mum creu­sé leur Histoire et ont sou­hai­té faire preuve de réalisme.

Soldats courant devant un tank
Hommage à Joe Colquhoun ? Certains plans rap­pellent furieu­se­ment La Grande Guerre de Charlie… — pho­to Universal Pictures

Ont-ils réus­si ? Il y a débat… D’un côté, les deux sol­dats sont jetés là-dedans sans grandes infor­ma­tions : ils savent à peu près où ils sont mais ignorent glo­ba­le­ment l’al­lure du front et ce qu’ils vont trou­ver. Ils ont juste un endroit où aller, quel­qu’un à contac­ter et un mes­sage à remettre, et ils vont cou­rir toute la sainte jour­née sans avoir le tiers de la moi­tié des infor­ma­tions du para­graphe pré­cé­dent. Ce point de vue au plus près du trou­fion est extrê­me­ment effi­cace et donne une véri­table impres­sion de réa­li­té. L’ambiance dans les tran­chées, sales (quoique par­fois pas assez boueuses), sur­peu­plées, enva­hies de rats, est plu­tôt réus­sie, et l’en­semble a un petit côté La Grande Guerre de Charlie très prenant.

D’un autre côté, cer­taines séquences sont moins cré­dibles, comme celle avec un Albatros qui s’é­crase pile dans la seule grange debout au milieu des champs, le cli­ché du vilain Allemand jus­qu’au-bou­tiste, ou le saut india­na­jo­ne­sesque dans la rivière. On se demande aus­si quel est ce colo­nel bri­tan­nique qui enver­rait son bataillon à l’as­saut sans aucun contact avec l’ar­rière, sans sou­tien d’ar­tille­rie, sans liai­son avec ses supé­rieurs, sans inten­dance élé­men­taire — sur­tout qu’à Écoust, ça fait 15 km que les Britanniques ont pu consta­ter la poli­tique de terre brû­lée des Allemands, et qu’ils savent donc qu’il ne trou­ve­ront même pas un puits non empoi­son­né en pour­sui­vant leur avancée.

Crash de l'Albatros
Un Albatros qui fait tout le tour du cadre avant de venir se plan­ter pile sur les héros, c’est pas de bol. — pho­to Universal Pictures

Mais le vrai pro­blème, c’est que 1917 donne l’im­pres­sion que l’État-major voyait la perte d’un bataillon comme un drame à évi­ter. Rappel : on parle de la Première Guerre mon­diale, la « grande bou­che­rie », et on est deux mois après la bataille de la Somme, qui à elle seule a tué demi-mil­lion d’hommes. Je suis peut-être cynique, mais à mon avis, 1600 cadavres de plus n’au­raient même pas fait lever un sour­cil du côté des stra­tèges alliés — pour peu qu’ils aient le bon sens de mou­rir sans faire perdre de pièce d’ar­tille­rie ni de blin­dé. Pas de quoi hur­ler à l’at­ten­tat his­to­rique, sans doute, mais puis­qu’on a mon­tré les condi­tions dégueu­lasses de vie des sol­dats, il aurait été bon de mon­trer éga­le­ment l’ab­so­lue indif­fé­rence de leur hié­rar­chie, pas seule­ment sous la forme de quelques offi­ciers isolés.

Ces détails mis à part, le film est une vraie réus­site : il nous emmène réel­le­ment au plus près des trou­fions, en deux plans-séquences (inter­rom­pus par une petite faci­li­té scé­na­ris­tique) hal­lu­ci­nants, pas­sant natu­rel­le­ment des scènes les plus noires au sur­réa­lisme presque comique avant de plon­ger dans les pires moments d’Apocalypse now. On court, on tres­saute, on gerbe, on étouffe, et par­fois çà et là on s’ar­rête, stu­pé­fait par la majes­tueuse splen­deur de ruines éclai­rées par les fusées, juste ce qu’il faut pour qu’on soit d’au­tant plus sur­pris et pani­qué lorsque la pro­chaine balle alle­mande éclate à deux pas de nos oreilles. En pas­sant, Roger Deakins rap­pelle qu’il est encore et tou­jours un des plus grands pho­to­graphes du ciné­ma moderne, et Mendes n’hé­site pas à s’ap­puyer sur lui pour ryth­mer le film et gui­der ou perdre le spectateur.

Village incendié
Élément impor­tant du retrait alle­mand : on brûle tout, comme ça les Franco-Britanniques seront encore plus cre­vés en arri­vant sur la ligne Hindenburg. — pho­to Universal Pictures

Prenant, splen­dide, dégueu­lasse, sur­pre­nant, tech­ni­que­ment auda­cieux, 1917 est un excellent film de guerre, mal­gré un point de départ un peu faible et quelques détails his­to­riques dis­cu­tables. Un peu trop gen­til avec les stra­té­gies inhu­maines de l’é­poque, il reste tout de même un bon aper­çu de la vie, de la mort et des angoisses de la pié­taille, entas­sée et sous-ali­men­tée dans des condi­tions hygié­niques déplo­rables avant d’être envoyée en vrac sur un front incompréhensible.