Dollhouse
|de Joss Whedon, 2009–2010, ****
Echo sait tout faire. Psychologue, call-girl, agent secret, mère, ingénieure, négociatrice, détective, garde du corps, adepte de secte, étudiante, chanteuse, idéaliste, épouse, voleuse d’art, meilleure amie… Elle sait tout faire, mais une seule chose à la fois : pour chaque mission, on lui imprime la personnalité adéquate, effaçant toutes ses connaissances et ses souvenirs antérieurs. Son vrai métier, c’est « poupée » et, comme les autres poupées, elle n’est quelqu’un que durant le bref laps de temps où un client paye. En dehors des missions, elle n’est qu’une coquille vide, tout juste capable de fonctions basiques — manger, faire du sport et peindre en attendant.
Sauf que, bien évidemment, Echo n’est pas normale. Petit à petit, les effacements deviennent moins efficaces et des souvenirs remontent. Un syndrome qui s’est déjà produit une fois, avec un poupé nommé Alpha, qui a fini par s’évader et tenter de détruire la maison des poupées…
Les acteurs passent leur vie à changer de peau1. Parmi eux, quelques-uns ont ce petit bonheur supplémentaire, à l’occasion, de jouer simultanément une foule de personnages, comme Tatiana Maslany dans Orphan Black ou Noomi Rapace dans What happened to Monday ?
Ici, c’est bien sûr le cas d’Eliza Dushku, puisqu’elle interprète Echo — enfin, toutes les incarnations d’Echo. Mais c’est aussi le cas de Dichen Lachman et surtout d’Enver Gjokaj, dont le personnage est un ancien militaire gentil mais pas très subtil et qui, au fil de ses « empreintes », va du plus pur homme-objet au médecin parfaitement sérieux, et qui pousse jusqu’à interpréter un personnage déjà existant, le programmeur/nerd de service, Topher. Les passages où l’on voit interagir les deux Topher, version Fran Kranz et version Enver Gjokaj, sont des petites pépites d’interprétation et d’écriture, qui valent presque à eux seuls de regarder la série.
Mais enchaîner les rôles n’est amusant qu’un temps. Aussi, passée la première demi-saison destinée avant tout à placer l’univers, Echo commence à se construire de manière plus constante et la série se met à développer ses vrais thèmes. En commençant par un dilemme fondamental : vaut-il mieux souffrir avec sa vraie personnalité ou se faire remplacer par d’autres et oublier sa douleur ? Franchement, si par exemple vous aviez perdu un enfant, et qu’on vous propose de louer votre corps et de rester inconscient le temps que la souffrance s’atténue, refuseriez-vous ? Jusqu’où renonceriez-vous à vous-même pour ne plus avoir aucun problème ?
Oui, bien sûr, pendant ce temps, vous seriez transformé en call-girl ou en call-boy, vous mèneriez des missions secrètes, vous agiriez sans rien maîtriser, sans avoir voix au chapitre sur aucune de vos actions. Whedon remet ainsi sur le tapis les questions de prostitution et d’esclavage, en jugeant parfois assez sévèrement les proxénètes et marchands de viande mais en s’interrogeant sur ce qui peut pousser à se mettre à la disposition d’un autre. Il pousse sa logique plus loin avec la Dr Saunders, poupée consciente qui a choisi de travailler constamment et de ne jamais sortir de la maison, renonçant à jamais à redevenir elle-même. On se rappellera en passant que l’indenture a été un moteur puissant de peuplement blanc du Nouveau-Monde, et que le statut des engagés n’était pas toujours très différent de celui des esclaves…
L’autre thème majeur de Dollhouse est l’identité. Est-on plus que la somme de sa personnalité et de ses souvenirs ? Si l’on perd celle-là, ceux-ci, ou les deux, est-on quelqu’un d’autre ? Quid de cette chimie bizarre qui nous pousse à nous attirer bien au-delà de ce qu’en pense notre cerveau ? Quand deux poupées vides retournent toujours l’une vers l’autre alors qu’elles viennent d’être formatées, qu’est-ce que cela dit sur ce qui nous reste d’instinct planqué derrière notre intelligence ?
Présenté comme ça, ça peut paraître très intello. Il n’en est rien, Dollhouse étant avant tout une série grand public très classique, avec de l’action, une touche d’humour, du suspense, des rebondissements et des coups de théâtre. Même un peu trop de coups de théâtre dans la seconde saison : ils finissent par casser le rythme et rendre un peu difficile à suivre le grand finale de la série. Avec une tonalité générale proche de séries comme Orphan Black ou The blacklist, l’ensemble est plutôt léger, et il est possible de regarder les aventures d’Echo et de ses camarades comme une pure distraction, sans se poser plus de questions qu’une poupée fraîchement réinitialisée. Évidemment, ce serait dommage de passer à côté des thèmes sous-jacents que les auteurs ont distillés au fil des épisodes, mais c’est possible.
Les scénarios sont donc assez équilibrés, voire franchement prenants, mais une fois passés les cinq-six premiers épisodes.
Ça a été un problème : les critiques américaines se basent souvent sur les trois-quatre premières heures d’une série. Et dans le cas de Dollhouse, ce sont clairement les moins réussies. Les retours mitigés ont sans doute joué sur les moyens disponibles pour la suite, et la série semble parfois clairement manquer de temps et d’argent. Effets spéciaux médiocres, séquences d’action délibérément floues et remuantes pour masquer les ficelles, extérieurs rares et décors assez basiques… Ça a été tourné autour de 2010, mais on a vaguement l’impression de regarder une série de SF basique des années 90. Bon, je vous rassure, on n’est tout de même pas au niveau de choses comme Extant.
Ajoutons que la Fox, distributeur d’origine, a mis son nez dans les affaires Whedon, et ça a donné une production un peu chaotique. Votre blu-ray propose un pilote non diffusé : évitez-le. Ce premier pilote, créé par Whedon avant que la Fox ne réoriente la série, est finalement plus un spoiler qu’une ouverture, présentant bien trop d’éléments de la suite. L’épisode d’ouverture définitif (Le fantôme) est plus mou, moins chargé de thèmes profonds et variés, mais il s’insère bien mieux dans la narration d’ensemble en se contentant de poser les bases au lieu d’essayer de raconter la moitié de l’histoire.
Autre bizarrerie : les saisons font 12 épisodes chacune, mais sont accompagnées d’une « épitaphe ». Ces deux « treizièmes épisodes », destinés à enterrer la saison que vous venez de voir, sont clairement à part de la série : ils projettent dix ans dans le futur (2019 donc) pour présenter les conséquences des événements précédents. Solidement ancrée dans la SF psychologique et le thriller, la série s’offre ainsi deux escapades post-apocalyptiques nourries de clins d’œil aux films de zombies et à Mad Max 2.
L’ensemble est donc surprenant, parfois facile et bancal, parfois profond et réfléchi. Moins ouvertement n’importe quoi que Firefly, moins maîtrisée et travaillée qu’Agents of SHIELD, Dollhouse est une série techno-thriller assez bien écrite et interprétée pour mériter d’être vue, malgré des faiblesses côté réalisation et une première demi-saison assez molle. Et mine de rien, elle pose plein de questions intéressantes au fil de l’eau.