Road

de Michael Hewitt et Dermot Lavery, 2014, ***

La case en moins est-elle génétique ?

C’est la ques­tion qu’on peut légi­ti­me­ment se poser lors­qu’on s’in­té­resse un peu à la famille Dunlop.

Ben quoi, il est super ce cir­cuit, y’a presque pas de plaques d’é­gout ! — cap­ture d’écran

Tout com­mence avec Joey. Dans les années 1970, il se lance dans les courses de moby­lettes, puis de motos. En 1976, il découvre l’île de Man et, dès l’an­née sui­vante, il s’y fait remar­quer en rem­por­tant le Jubilee TT. Ce n’est que la pre­mière d’une série de 26 vic­toires au Tourist Trophy, accom­pa­gnées de 24 autres à l’Ulster GP, cinq titres et 11 podiums au cham­pion­nat de Formule TT (qui n’a exis­té que 14 ans)… Bref, dans les années 80 et 90, dès qu’il s’a­git d’al­ler très vite en moto sur des routes régio­nales, il y a Joey Dunlop, et il y a les autres.

Parmi les autres, on trouve son frère Robert. Sept ans plus jeune, peut-être un peu moins natu­rel­le­ment talen­tueux, il rem­porte tout de même l’é­preuve Newcomers Jr pour sa pre­mière par­ti­ci­pa­tion. En 1994, une casse méca­nique l’en­voie à l’hô­pi­tal, et à deux doigts du cime­tière. Après près de deux ans de conva­les­cence, avec une jambe rac­cour­cie et une main à peine uti­li­sable, ce taré finit 9e de la course des 125 aux Cookstown 100.

Robert Dunlop, 1994 : « la roue s’est décro­chée ». — cap­ture d’écran

Il est rapi­de­ment rejoint par William, son fils. Il a beau avoir pas­sé sa dixième année à regar­der son père réap­prendre à mar­cher et à tenir une four­chette au fil des opé­ra­tions, il se retrouve à quinze ans au milieu du pack des 125 sur les routes irlan­daises et, en 2009, il signe son pre­mier podium au TT.

Naturellement ins­pi­ré par les trois pré­cé­dents, Michael, son frère cadet, le suit à par­tir de 2007. Il s’a­vère rapi­de­ment le plus doué (ou juste le plus tei­gneux) de la famille, avec une pre­mière vic­toire au Supersport TT dès 2009 et pas moins de cinq manches rem­por­tées rien qu’en 2013, année où il y a au moins un Dunlop sur le podium de chaque épreuve du Tourist Trophy.

Road, c’est le film qui raconte tout cela. Une his­toire de famille, de riva­li­té fra­ter­nelle, de pas­sion, d’os bri­sés et d’enterrements.

Car on ne se lance pas impu­né­ment à 200 km/h sur des dépar­te­men­tales. Après l’ac­ci­dent grave de Robert, Joey pour­sui­vit les courses jus­qu’à son der­nier mètre, dans un arbre humide au bord d’une route d’Estonie. Robert, qui avait donc per­du une demi-jambe, une demi-main et un frère, a conti­nué la com­pé­ti­tion jus­qu’à ce qu’un ser­rage moteur l’en­voie direc­te­ment de la selle au cime­tière. Après avoir donc lais­sé un oncle et un père, William et Michael, qui étaient ins­crits à la même course, ont tout natu­rel­le­ment conti­nué à cou­rir, Michael signant là une de ses pre­mières victoires.

Michael Dunlop prend la tête du North West 200, deux jours après la mort de Robert. — cap­ture d’écran

Le film s’ar­rête avant le TT 2014. Il ne parle donc pas de la double frac­ture de la jambe de William au Senior TT cette année-là, ni de son retour à la com­pé­ti­tion dans la fou­lée, ni de son acci­dent mor­tel au Skerries 100 de 2018. Ni du fait que Michael, désor­mais seul sur­vi­vant de la famille1, a évi­dem­ment pour­sui­vi son acti­vi­té, s’est cas­sé le bas­sin cet été, et a repris l’en­traî­ne­ment il y a deux semaines pour être en forme en 2020.

Mais s’il ne peut savoir ce qui s’est pas­sé depuis sa sor­tie, Road raconte tout ce qu’il se passe avant, des pre­mières arsouilles en moby­lettes aux mois d’hô­pi­tal en pas­sant par les mariages, les vic­toires, les accou­che­ments et les deuils.

Ce n’est pas le pre­mier film sur les tarés qui déboulent à 215 de moyenne (avec des pointes à plus de 300) sur les routes étroites et mon­ta­gneuses des îles bri­tan­niques. En 2011, on avait pu voir TT3D : Closer to the edge, une tra­gi-comé­die héroïque qui pro­fi­tait de la per­son­na­li­té enjouée de Guy Martin pour allé­ger un peu le pro­pos — même lors­qu’il don­nait à la parole à la veuve d’un coureur.

Michael, frais vain­queur du North West 200, et William accom­pagnent leur père. — cap­ture d’écran

Road est dif­fé­rent. Il est moins orien­té sur la tech­nique et plus sur l’hu­main. C’est, sur­tout, une épo­pée tra­gique, qui parle beau­coup plus de risques et de sacri­fices que de la joie de réa­li­ser une tra­jec­toire par­faite. Mais, dans le même temps, c’est une fas­ci­nante plon­gée dans une famille de dingues, chez qui la com­pé­ti­tion rou­tière est tout, où per­sonne n’est inté­res­sé par la (très rela­tive) sécu­ri­té des cir­cuits per­ma­nents. C’est du coup un por­trait de tous ceux qui s’en­gagent sur le Tourist Trophy, les cou­reurs comme leur entou­rage. Il en fait par­fois un peu trop et tombe à l’oc­ca­sion dans le pathos pesant, mais il sai­sit et détaille les res­sorts de ses quatre héros, de leurs veuves et de leurs orphe­lins (qui cour­ront aus­si, forcément).

Dans la forme, c’est un docu­men­taire tra­di­tion­nel. La qua­li­té des images est évi­dem­ment très variable, du Super 8 et des vidéos de télé­vi­sion des années 70 à la haute défi­ni­tion numé­rique des années 2010, et les réa­li­sa­teurs n’ont pas cher­ché à mas­quer le pro­blème. Ils s’ap­puient donc lar­ge­ment sur les images d’ar­chive et les com­men­taires ; et, plu­tôt que sur une pho­to­gra­phie ou un mon­tage par­ti­cu­liers, ils capi­ta­lisent sur la voix de Liam Neeson pour main­te­nir l’ambiance.

Sans être bou­le­ver­sant, génial ou même sim­ple­ment entraî­nant comme l’é­tait Closer to the edge, Road est donc un docu­men­taire tra­di­tion­nel, inté­res­sant et com­plet, qui pré­sente sans détour une famille où, clai­re­ment, tout le monde a une case en moins.

  1. Si on veut pinailler, il y a aus­si un cou­sin, mais qui fait beau­coup moins par­ler de lui.