Gemini man
|d’Ang Lee, 2019, **
Début 2011, le boulot m’envoyait voir Tron : l’héritage. Le film lui-même me laissait dubitatif, mais un aspect était déjà plutôt réussi : grâce à la capture d’interprétation, Jeff Bridges apparaissait trente ans plus jeune, à l’âge qu’il avait lors du tournage de Tron. Le résultat n’était pas parfait, on voyait qu’il s’agissait d’une reconstitution numérique, mais le rendu était suffisamment bon pour qu’on l’oublie aisément durant le film et que l’on apprécie la prestation de l’acteur sous le modèle numérique.
Huit ans ont passé, et la technologie a progressé, au contraire des scénaristes. Pardon, j’anticipe. Aujourd’hui, la qualité du travail informatique rend virtuellement invisible la différence entre une portion créée et intégrée par ordinateur et une portion photographiée au sein d’une même image. La précision de la « performance capture » et de la reconstitution des peaux permet de rendre le moindre mouvement de paupière sur le modèle artificiel. Et on sait animer avec une fluidité irréprochable n’importe quel modèle 3D. Le résultat est franchement bluffant : quand Will Smith à 23 ans apparaît à l’écran, on voit Will Smith à 23 ans — en un peu plus musclé, forcément.
À mon humble avis, c’est d’autant plus impressionnant que les gens de ma génération ont tous en tête la gueule de Will Smith à cet âge : ça s’appelait Le prince de Bel-Air et ça faisait partie des rares séries qui réunissaient les intellos dans mon genre et les amateurs de potacheries débiles.
Tout ça pour dire que, malgré quelques performances techniques du même genre (par exemple Rogue One, le film où le meilleur acteur était mort depuis 22 ans), ça reste toujours bluffant de voir le jeune Will, tel qu’on l’a connu, avec sa gueule et ses mimiques de l’époque, donner la réplique au Will actuel, avec ses cheveux blanchissants et ses joues moins tendues.
Le souci, c’est que c’est le truc intéressant du film.
À côté de ça, on a un scénario que je qualifierais gentiment de déjà vu cent fois, qui tente de capitaliser sur son point de départ sans jamais y parvenir. Il évoque plusieurs fois les questions du style « j’ai plus vingt ans », « expérience vs puissance », « connais-toi toi-même », « je suis mon propre ennemi », « mon père ce méchant », mais il n’arrive pas à leur donner du sens et tombe dans le dialogue complaisant, niais et prétentieux.
Du coup, le film se réfugie pathétiquement dans l’action, en comptant sur une réalisation flamboyante pour faire passer la pilule.
De ce côté-là, Ang Lee recourt à toutes les ficelles qu’il connaît — et il les connaît à peu près toutes. Les scènes d’action sont extrêmement dynamiques, fluides, détaillées, étonnamment lisibles malgré leur fugacité. Le rythme est entraînant d’un bout à l’autre, sans temps mort ni crise d’épilepsie. Même lorsqu’il décide de faire un film de kung-fu à moto, genre de délire qu’on aurait plutôt attendu d’un Tarantino ou d’un réalisateur de série Z bollywoodienne, ça rend franchement bien.
Le bilan est un film techniquement très réussi, qui passe efficacement et sans ennui, bien tourné, bien filmé, profitant d’un casting de premier ordre et d’un héros extrêmement bien rajeuni. Mais cela ne peut faire oublier un scénario indigent, qui tente désespérément de creuser son sujet mais ne parvient qu’à fabriquer du vide.