Tron l’héritage

de Joseph Kosinski, 2010, **

Bosser dans une boîte de geeks dont un membre a tra­vaillé pour Disney a des avan­tages. Par exemple : assis­ter aux pro­jec­tions presse. C’est ain­si qu’il y a quelque temps, j’ai eu l’oc­ca­sion de voir Tron l’hé­ri­tage, suite du film de geeks le plus « film de geeks » de l’his­toire du ciné­ma. Du coup, pour le détail tech­nique, je vous ren­voie au truc que j’ai écrit pour le bou­lot : la séance 3D de Tron l’hé­ri­tage sur Les Numériques.

Le concept est simple : Kevin Flynn a fait une habi­tude de se numé­ri­ser pour s’in­jec­ter dans son ordi­na­teur, dis­cu­ter avec les pro­grammes, construire un monde vir­tuel par­fait, tout ça. Mais un jour, il dis­pa­raît, lais­sant son fils Sam seul pro­prié­taire d’un empire du jeu vidéo. Celui-ci, oisif jeune con égo­cen­trique, est vingt ans plus tard lui-même acci­den­tel­le­ment pro­je­té dans l’or­di­na­teur, découvre la Grille, les com­bats de pro­grammes et les courses de moto­cycles que son père avait connus à l’é­poque du MCP, et Clu, pro­gramme tota­li­taire régnant sur la Grille et construit à l’ef­fi­gie de pôpa Kevin. Et comme de bien enten­du, il rejoint la résis­tance, réfu­giée dans un sous-marin au fond d’une grotte dans une zone brute en dehors de la Grille, où il retrouve le vrai Kevin, et il va secouer tout ça nom d’un chien.

Alors voi­là. Tron était un vrai film de geeks, avec une petite méta­phore sur le tota­li­ta­risme et la résis­tance et une ques­tion lan­ci­nante : peut-on croire en Dieu ? La conclu­sion, d’ailleurs, était qua­si chris­tique avec Kevin plon­geant au cœur du machin blanc et lais­sant le temps à Tron, simple pro­gramme, d’a­battre le MCP, pro­gramme dictateur.

Tron l’hé­ri­tage, outre qu’on y voit Tron à peu près un quart de seconde et qu’on aurait donc pu l’ap­pe­ler autre­ment, n’a rien à voir. Le sce­na­rio bouffe à tous les rate­liers : un peu de Tron bien sûr (la pro­jec­tion dans l’or­di­na­teur, les courses de moto­cycles, tout ça¹), beau­coup de Matrix (l’op­po­si­tion entre monde réglé et propre de la matrice et monde sombre et sale de la résis­tance), énor­mé­ment de tous les films modernes grand public à base de rela­tions père-fils, et un gros bout de mythe de Frankenstein pour le même prix.

Résultat : il ne creuse jamais rien. Kevin, quin­qua­gé­naire, est oppo­sé à Clu, qui est sa propre créa­ture, son double démo­niaque et par tant sa Némésis inté­rieure. On pour­rait en faire un bout d’in­tros­pec­tion sur le thème rebat­tu mais tou­jours gérable du « je suis mon propre enne­mi », « mon incons­cient n’est pas d’ac­cord avec moi » ou « mon enfant veut me buter », mais non : c’est juste comme ça, Jeff Bridges 2010 vs Jeff Bridges 1985, place à l’ac­tion. Sam retrouve son père après vingt ans d’ab­sence, on s’at­tend à une mise au point, à une crise œdi­pienne ou à des retrou­vailles lar­moyantes, mais en gros c’est : « ah salut, t’é­tais où ? — Ben j’é­tais là, coin­cé par le méchant moi là-bas. — Okay, allons lui péter les genoux. »

Pis, Quorra fait par­tie d’un groupe de pro­grammes auto-géné­rés, qua­si exter­mi­nés par Clu. Ils sont appa­rus un jour dans l’or­di­na­teur, sans avoir été pro­gram­més. Les pos­si­bi­li­tés de cet évé­ne­ment sont énormes : on peut y voir les « fan­tômes dans la machine » chers à Alfred Lanning² et par­tir explo­rer les limites du libre-arbitre et de la conscience. On peut pour­suivre la ques­tion de l’o­ri­gine des pro­grammes du pre­mier Tron, avec cette éven­tua­li­té que l’u­ni­vers échappe à son créa­teur et se mette à se créer ou à se peu­pler lui-même ; que l’homme s’é­man­cipe de son dieu, en somme. On peut retrou­ver le thème clas­sique de la SF, où les ordi­na­teurs deviennent tel­le­ment com­plexes que plus per­sonne n’en com­prend le fonc­tion­ne­ment et que chaque machine conçoit elle-même son suc­ces­seur, excluant in fine l’homme de l’é­qua­tion. On peut même explo­rer la vieille ques­tion phi­lo­so­phique du déter­mi­nisme vs le libre-arbitre, dans un uni­vers (l’in­for­ma­tique, pour ceux qui suivent pas) tra­di­tion­nel­le­ment consi­dé­ré comme le som­met du déter­mi­nisme au point qu’on ne peut qu’y don­ner l’illu­sion du hasard.

Et là, que fait-on de Quorra ? Ben, rien. Elle est pré­cieuse, c’est pôpa qui l’a dit, alors on va la pro­té­ger, pis elle se bat super bien, et pis on va la rame­ner dans le monde réel à la fin. Utilité sce­na­ris­tique : néant.

Du coup, voi­là un film bien creux, qui écorche la sur­face de trente-deux sujets et n’en creuse aucun, pre­nant bien garde de ne pas sor­tir du ter­rain du film fami­lial grand public. Et pour pas­ser le temps, il mise plus sur une réa­li­sa­tion vir­tuose (avec une poi­gnée d’i­dées vrai­ment excel­lentes, cf. article sur Lesnums, et je me suis tou­jours pas remis de l’u­ti­li­sa­tion de la mono­sco­pie pour sou­li­gner le carac­tère plat et inin­té­res­sant du monde réel), un mélange extrê­me­ment bien conçu d’i­mages réelles et de syn­thèse, des per­for­mances tech­niques indéniables…

Le pro­blème, c’est qu’à vou­loir scot­cher le public dans son siège et ne perdre per­sonne en route en évi­tant apar­tés et prises de courges, il finit pré­ci­sé­ment par faire décro­cher ceux qui s’in­té­ressent un mini­mum aux sce­na­rii construits. Le manque de finesse et d’in­tel­li­gence, le manque de point de vue, le manque de pro­pos même en fait, font de Tron l’hé­ri­tage un film dans la lignée des G.I. Joe, le réveil du Cobra, Resident Evil et consorts : gra­phi­que­ment, ça pète, c’est ner­veux, c’est simple, on s’en­nuie pas, mais à la sor­tie c’est aus­si bien rem­pli que le crâne de Marine le Pen.

Petite nuance tout de même : une col­lègue avec qui j’é­tais a net­te­ment plus appré­cié celui-ci que le pre­mier, qui était selon elle trop geek et pas assez grand public. Apparemment, L’héritage est plus facile à suivre pour qui n’est pas maniaco-nerd. ^^

¹ Au pas­sage, le pre­mier s’ins­pi­rait des tops des jeux du moment. On aurait appré­cié une petite mise à jour (World of Goo offri­rait plein de bonnes idées de scé­nar, par exemple) plu­tôt que de reprendre les jeux des années 80 en leur col­lant des gra­phismes plus modernes.

² Alfred Lanning, direc­teur de recherches et patriarche de U.S. Robotics. Il uti­lise cette expres­sion pour par­ler de « seg­ments aléa­toires de code, qui se regroupent pour for­mer des pro­to­coles inat­ten­dus […] impli­quant les ques­tions de libre-arbitre, de créa­ti­vi­té, et même la nature de ce qu’on pour­rait appe­ler l’âme. […] Pourquoi, quand des robots sont sto­ckés dans un espace vide, se regroupent-ils plu­tôt que de res­ter seuls ? Comment explique-t-on ce com­por­te­ment ? » (in I, robot d’Alex Proyas).