Vice
|d’Adam McKay, 2018, ****
Connaissez-vous Dick Cheney ?
Oui, c’est ça, le vice-président de Bush. Mais est-ce que vous le connaissez ? Je veux dire, vous savez d’où il venait, ce qu’il pensait, ce qu’il croyait, ce qu’il voulait ?
Ben figurez-vous que les Américains non plus.
Dick Cheney fait partie de ces gens qui prennent peu la lumière. On sait de lui qu’après une jeunesse discrète, il est entré en politique sous Nixon, devenu député du Wyoming puis ministre de la Défense pour commencer la Guerre du Golfe, puis s’est retiré de la vie politique sous Clinton pour devenir président de Halliburton, avant de revenir comme colistier de Bush, de finir la guerre du Golfe, de promouvoir les « techniques d’interrogation améliorées »… On sait aussi qu’il a multiplié les crises cardiaques et vécu plus d’un an avec une pompe d’assistance ventriculaire, faisant de lui littéralement un homme sans pouls.
Et c’est à peu près tout.
Considéré comme l’un des vice-présidents les plus importants pour l’Histoire des États-Unis, ardant défenseur de l’exécutif unitaire et réfractaire au Congrès, Cheney a aussi été l’un des politiciens plus discrets, aimant travailler dans l’ombre : même pendant sa vice-présidence, il y a des moments où l’on ignore où il était, et il est allé jusqu’à refuser d’archiver des documents que la Cour suprême exigeait.
Vice, c’est l’histoire de Dick Cheney. Un peu romancée bien sûr, solidement documentée évidemment (il y a des procès que les producteurs préfèrent éviter), et pleine de trous forcément. Ça commence avec ses arrestations pour conduite en état d’ébriété à 21 ans et ça se termine à sa décision de renoncer à la vie politique en 1995, afin d’épargner sa fille cadette — une lesbienne dans une course à la présidentielle, chez les Républicains, on appelle ça un punching-ball.
Oh, et puis ça parle aussi un peu de ce 11 septembre où il a pris le pouvoir dans la Maison-Blanche, de sa politique étrangère et plus particulièrement irakienne, des couleuvres que Colin Powell a dû avaler pour lui, et de la politique américaine dans ce qu’elle a de retors, de manipulateur et même parfois de grand.
C’est à mi-chemin entre le documentaire journalistique et le biopic. Du premier, il adopte le point de vue (le narrateur est un vétéran de la seconde Guerre du Golfe), les réserves légales, les reconstitutions soignées, l’affichage des sources. Du second, l’angle humain, le traitement psychologique de son personnage, l’importance du familial et du personnel, l’authentique volonté de bien faire pour les siens.
Et, qui l’eût cru ?, entre le documentaire et le biopic, on se retrouve en plein dans la comédie noire. Parce que c’est Adam McKay, vous savez, celui qui a fait un biopic pour expliquer la crise des subprimes en montrant aux Américains que oui, on peut en rire. Donc, on peut aussi rire en expliquant la conception du pouvoir d’un type pour qui la Constitution des États-Unis et George Walker Bush étaient des outils à sa disposition personnelle. Un rire grinçant, qui crisse sous la dent et pique un peu là où il passe. Un rire qui masque un frisson glacé, un peu comme quand les opposants de Cheney l’ont surnommé « Darth Vader »… avant de le voir utiliser lui-même la référence.
Ce côté comique est aussi une bonne façon de dédramatiser un peu pour mieux faire passer les messages, notamment celui-ci : la doctrine de l’exécutif unitaire peut, entre les mains d’un Frank Underwood, être une véritable bombe constitutionnelle, mettant totalement à bas le système de contrôle et d’équilibre des États-Unis1. Derrière la critique de Cheney, de son arrivisme et de son autoritarisme, c’est en effet la structure politique américaine qui est examinée en passant. Et pour mieux enfoncer le clou, le film finit en attaquant frontalement les critiques qu’on pourrait lui faire : le reproche d’un traitement exagérément gauchiste est exprimé ouvertement, puis se transforme naturellement en démonstration des divisions du pays après quatre décennies où Dick puis Liz Cheney ont discrètement forgé les opinions.
Outre l’intelligence, le cynisme et l’absence de scrupules de Cheney, la grande force du film, c’est son acteur principal. Je sais, je sais, ça devient lassant de chanter les louanges de Christian Bale film après film, mais c’est pas de ma faute si à chaque fois qu’on se dit qu’il était parfait, il vient encore sortir une nouvelle prestation encore plus ahurissante, où on le voit encore moins, où on l’oublie encore mieux, et où on se retrouve encore plus nez à nez avec un vrai personnage. Son interprétation de Cheney est du niveau du Churchill oldmanesque, mais peut-être plus complexe : ici, le film n’est absolument pas à sens unique, et Cheney n’est pas exempt de paradoxes — animal politique exceptionnel, c’est aussi un père sincèrement soucieux du bien-être de ses filles et un patient qui a vu plus d’hôpitaux que la plupart des centenaires.
Évidemment, à côté, Amy Adams, Steve Carell, Sam Rockwell et consorts sont à leur habitude excellents. Mais ils restent complètement soufflés par le premier rôle, à qui il est vrai le film est entièrement dédié.
Entre documentaire à charge, biopic ambigu s’attardant sur la complexité de son personnage, pamphlet politique et comédie grinçante, Vice est un grand bordel qui donne un aperçu parfois terrifiant, parfois étonnamment tendre de la politique et de la famille américaines. Personnellement, j’ai adoré, mais je reconnais que les objections de critiques parfois très virulentes sont tout à fait valides. Du coup, voyez-le, vous me direz ce que vous en pensez.