Jack Ryan
|de Carlton Cuse et Graham Roland, depuis 2018, ****
Petit préambule : je ne connais pas l’univers de Tom Clancy. Voilà, c’est dit, faites-en ce que vous voulez, mais je n’ai lu aucun de ses romans, j’étais adolescent la dernière fois où j’ai vu À la poursuite d’Octobre Rouge, je n’ai jamais fini Splinter cell (d’où Jack Ryan est absent, d’ailleurs) ; bref, le seul précédent dont je puisse me souvenir est Jack Ryan : shadow recruit, un bon gros navet patriotard que me suis empressé d’enterrer dans un coin de ma mémoire.
Ça me paraît utile de le préciser, parce que vous vous attendez peut-être à ce que, comme tout un chacun, je vous parle de cette nouvelle vision de Jack Ryan, que je la compare avec les précédentes, que je me demande si c’est fidèle aux romans, etc. Il n’en sera rien : je pars d’une feuille blanche.
Donc, Jack Ryan, la série télé.
Jack, ancien marine, est devenu analyste pour la CIA, dans la branche dédiée au financement du terrorisme. Son boulot : éplucher des milliers de tableurs issus de milliers de comptes bancaires pour retrouver la trace de l’argent des Daesh, Hezbollah, Al-Aqsa, ALNC, FARC, Sentier lumineux, PCP et consorts ; identifier les responsables, faire bloquer les comptes, tout ça. Un boulot pour lequel son petit côté Rain Man aide bien : il a un bon flair pour trouver les comptes qui sortent de l’ordinaire — ceux où il y a des versements un peu trop réguliers, ceux qui utilisent un peu trop de virements dans un pays où il est de coutume de payer cash, ceux dont l’activité a légèrement trop évolué d’une année sur l’autre…
Là, il repère neuf millions de dollars qui seraient liés à Suleiman, un terroriste yéménite insaisissable. Il arrive sur place pour interroger le porteur de valise, tombe en pleine attaque et, comme tout bon héros d’espionnage…
se fait maraver la gueule.
Bien comme il faut.
C’est la première grande qualité de Jack Ryan : la série évite soigneusement le cliché du surhomme qui se sort de toutes les situations, l’analyste-super-intelligent-méga-musclé-imbattable-en-combat-rapproché-tireur-d’élite-qui-tue-vingt-personnes-avec-une-poêle-à-frire-et-une-cuiller-à-soupe-d’huile-d’olive. Jack Ryan est analyste financier : il est bon pour faire des analyses financières. Ancien soldat, il sait vaguement se battre en groupe, chacun à sa place, mais il manque d’entraînement et n’est pas un génie de la baston. Laissé seul en tête à tête avec un combattant frais et en forme, il finit à l’hosto, comme tout bon analyste financier.
Et comme il est aussi doué pour les relations sociales et les mondanités qu’un ours qui aurait bouffé Sheldon Cooper, il a souvent du mal à faire passer ses messages, que ce soit avec la doctoresse qu’il a croisée dans le premier épisode ou auprès de sa hiérarchie. Ce n’est pas que physiquement qu’il prend des coups.
L’autre grande qualité de Jack Ryan, c’est que la série est solidement fixée dans notre époque et ne manque pas de personnages secondaires qui ont leur propre vie et leurs propres objectifs. L’entourage de Suleiman, à commencer par sa femme et son frère, fidèles à l’Islam mais qui commencent à douter de leur chef. Victor, pilote de Reaper, qui souffre de syndrome de stress post-traumatique à force de tirer ou de ne pas tirer en fonction d’ordres arbitraires. Sandrine, fliquette française un peu cynique mais teigneuse confrontée à un nouveau RER St-Michel. Cathy, épidémiologiste qui recherche le patient zéro lors de la réapparition d’une souche éradiquée d’Ebola… Si tout a un rapport avec l’intrigue principale (Ryan vs Suleiman), tout n’en dépend pas directement et chacun a sa propre histoire — avec un bon lot d’ambiguïtés et de dilemmes en passant, Suleiman lui-même n’étant pas qu’un ennemi vilain et sans âme.
Bon, évidemment, on n’échappe pas à quelques scènes d’action un peu trop jamesbondiennes et, vers la fin de cette première saison, Jack a un peu trop tendance à faire mouche. On peut imaginer qu’il a repris l’entraînement après s’être fait défoncer au Yémen, mais ça peut tout aussi probablement être signe d’une petite paresse passagère des scénaristes, qui tenaient à le mettre au cœur du dénouement sans vraiment prendre la peine de le justifier.
Certains seront inévitablement choqués par la présentation simpliste de la France, un repère de gros cons racistes où des quartiers entiers seraient laissés aux intégristes islamistes. La presse hexagonale a été prompte à relever ce détail, oubliant d’une part que Sandrine rehausse le niveau de la police française en expliquant le sentiment de certains musulmans de ne pas être considérés comme des citoyens, et d’autre part que si on évite une seconde l’angélisme, les gros cons racistes existent bien dans nos chères forces de l’ordre et dans notre adorée population. Ça n’est certes pas subtil, mais il n’est statistiquement pas impossible que Ryan tombe sur de tels personnages.
En somme, si la série reprend des codes bien connus et rappelle immanquablement Homeland, si certaines scènes manquent de subtilité ou de vraisemblance, l’ensemble est tout de même plutôt équilibré et bien mené. Évitant les écueils les plus classiques de son domaine, Jack Ryan profite d’un casting convaincant et de personnages bien construits pour saisir son spectateur et le tenir, souvent derrière un bureau, parfois sur le terrain, au fil de scènes où bien souvent l’analyste analyse et laisse les soldats combattre. Sur ce sujet où il est facile de glisser dans la fange nationaliste, le militarisme outrancier ou l’action exagérée, la série se place dans le haut du panier des productions américaines actuelles.