Colony
|de Carlton Cuse et Ryan Condal, depuis 2016, *
Il y a parfois des trucs qui vous font brutalement prendre conscience du gouffre béant qui sépare deux cultures. Voyez donc Colony : Stephen King, auteur relativement connu pour quelques romans ayant rencontré un certain succès, a écrit après avoir vu la moitié de la première saison un truc du genre :
Dans une année de séries télé remarquables, Colony est vraiment spéciale : intelligente, pleine de suspense, subversive… Elle fait réfléchir.
Je suis d’accord sur un point : 2015 a été une année remarquable pour les séries télé. Elle a vu le lancement de Narcos, de Refugiados, de Sense8, de The expanse (qui ne cesse de s’améliorer depuis), du Maître du haut château1, ou encore de Jessica Jones et Mr Robot. Sans oublier, chez nous, Le bureau des légendes.
Toutes étaient intelligentes (certaines même franchement élitistes), toutes jouaient habilement de suspense et de faux-semblants, toutes étaient subversives à leur manière, et chacune pouvait faire réfléchir (dans l’ordre, en ne prenant que les principaux sujets : le bien et le mal, la société et la religion, la sexualité et la spiritualité, la morale, la liberté et la société, l’histoire et la politique, les anti-super-héros et les rapports entre les sexes, l’impact des nouvelles technologies et le concept même de réalité, la morale, le mensonge et la société).
Mais il y a un truc sur lequel je n’ai pas du tout ressenti les mêmes choses que Stephen King. Pour moi, Colony est sans doute la série la moins particulière que j’aie vue récemment.
Ça se passe après une invasion extra-terrestre, lors de laquelle les nouveaux venus ont installé des murs entre les quartiers de Los Angeles et une administration humaine totalitaire. Vous avez un héros fort, beau gosse, épris de justice et plein d’esprit de famille. Vous avez une héroïne forte, belle gosse, éprise de justice et pleine d’esprit de famille. Ils ont un fils aîné adolescent, beau garçon, épris de justice et plein d’esprit de famille, un fils puîné disparu, une fille cadette gentille, mignonne et pleine d’esprit de famille.
Bref, ce sont tous des putains de héros, dépourvus de la moindre faille, du moindre paradoxe, du moindre intérêt.
Le seul petit truc qu’ont trouvé les scénaristes pour tenter d’injecter un vague enjeu, c’est que le héros fort, beau gosse etc. décide que la priorité, c’est sa famille, et devient flic dans l’administration totalitaire pour retrouver le fils disparu, alors que l’héroïne forte, belle gosse etc. trouve que l’essentiel, c’est la liberté, et s’engage dans des actions de résistante à l’occupant. Mais ils trouvent le moyen de n’y voir quasiment aucun conflit : lui reste épris de liberté et s’arrange pour ne rien faire de vraiment très totalitaire, elle reste fidèle à sa famille et s’arrange pour ne pas faire buter son mari.
En fait de « subversif », Colony est l’éloge des valeurs patriotiques américaines : liberté, famille, obéissance.
Le principal « suspense » est de savoir si Toto va découvrir les activités de Tata au septième ou au neuvième épisode et s’il va bouder quinze ou quarante minutes, et si Titi va se faire choper tout de suite ou un peu après.
Quant à « intelligent »… Les personnages ambigus restent d’une simplicité désarmante et il faut environ huit minutes avec eux pour anticiper toutes leurs réactions jusqu’à la fin de la saison 22. Il y a plus d’ambiguïtés, de doutes et de profondeur dans les personnages de Falling skies — et vous savez à quel point ils m’ont convaincu.
Et par pitié, ne me lancez pas sur les failles béantes du scénario, où la famille des héros est totalement au centre de tout d’un bout à l’autre — à croire que les millions d’habitants de Los Angeles n’existent que pour eux. Les rebondissements en carton suivent les réactions prévisibles et, régulièrement, les personnages se foutent dans une merde noire avant qu’un deus ex machina vienne les tirer de là comme qui rigole. La phrase la plus fréquemment entendue au bureau des scénaristes ? « Bon, on a tout prévu pour tuer un héros, mais le cahier des charges dit qu’ils survivent tous, donc comment on va le sauver cette fois ? »
Différence culturelle, disais-je donc.
Oui, parce que si tout cela est d’une pauvreté affligeante pour l’esprit gaulois, qui passe son temps à critiquer et à chercher les failles un peu partout, c’est en revanche parfaitement calibré pour plaire à l’esprit yankee, abreuvé depuis tout petit de héros familiaux et de star-spangled liberty. Il voit de la subversion dans le fait que tout le monde remette en cause l’administration totalitaire (ce que, chez nous, on appelle « moindre des choses »), il trouve de l’intelligence dans le fait que Popa accepte quand même un poste dans cette administration (ce que, chez nous, on appelle « nécessité fait loi »), et ça le fait réfléchir quand il voit deux personnes qui partagent les mêmes valeurs faire des choix différents (ce que, chez nous, on appelle « libre arbitre chapitre 1, leçon 1 »).
Colony joue sur des cordes très précises, calculées pour faire résonner un esprit qui a grandi dans l’école américaine (avec salut au drapeau le matin). Et cette recette paraît ridicule dans un pays qui a effectivement connu l’Occupation, ses compromissions et sa résistance, qui enseigne la remise en question des idées reçues dès l’école primaire et où l’on trouve normal de rencontrer des couples aux options politiques différentes. On ne pouvait sans doute pas rêver meilleure série pour mettre en exergue la différence entre la culture traditionnelle française et la culture traditionnelle américaine.
Voilà donc une série que vous pourrez regarder avec intérêt, en lisant les critiques en parallèle, si vous êtes étudiant en sociologie et préparez un devoir sur les États-Unis.
Mais si vous êtes un Français ordinaire qui cherche quelque chose d’un peu complexe pour titiller son esprit contradictoire, vous trouverez sans peine bien mieux à faire de votre temps.
- Apparemment, Amazon a finalement décidé de traduire le titre lors de la diffusion française. Ça n’était pas encore le cas lorsque j’ai rédigé ma critique.
- J’ai décidé de m’arrêter là, la troisième n’étant pas encore disponible sur Netflix : j’aurais trop honte de recevoir un courrier de la Hadœpi pour ça.