Les heures sombres

de Joe Wright, 2017, ***

9 mai 1940. Au sein du gou­ver­ne­ment bri­tan­nique, la ligne paci­fiste a de plus en plus de mal à prô­ner la négo­cia­tion avec Hitler. La cam­pagne de Norvège est mal enga­gée, le pre­mier ministre Neville Chamberlain est accu­lé. Lâché par une par­tie de ses « amis » conser­va­teurs, mal­gré le sou­tien vigou­reux des prin­ci­paux membres du par­ti (à com­men­cer par un poli­ti­cien ron­douillard nom­mé Winston Churchill), il ne trouve aucun sou­tien dans l’op­po­si­tion tra­vailliste. Il jette l’é­ponge et, le len­de­main, le roi George VI nomme T‑t-churt-t-chill pre­mier ministre, et celui-ci crée un cabi­net de guerre stra­té­gique, en gar­dant un des prin­ci­paux postes pour Chamberlain. À la fin du mois, alors que se pré­pare l’é­va­cua­tion de Dunkerque, le cabi­net est pour­tant tou­jours tiraillé entre deux ten­dance : celle de la négo­cia­tion avec l’Axe et la ligne dure, qui l’emporte défi­ni­ti­ve­ment le 4 juin avec le célèbre dis­cours « nous com­bat­trons sur les plages ».

Voilà donc l’his­toire contée par Les heures sombres. Enfin presque.

Parce que voyez-vous, les scé­na­ristes avaient besoin d’un anta­go­niste. Il fal­lait qu’il pré­sen­tassent Churchill comme un homme iso­lé, ame­né là par la néces­si­té de com­po­ser avec les tra­vaillistes (ce qui est vrai) et peu ou prou en dis­grâce dans son par­ti (ce qui est plus dis­cu­table : il s’y était fait un cer­tain nombre d’ad­ver­saires, mais pas au point d’être seul contre tous). Ils ont donc com­po­sé une his­toire d’op­po­si­tion sys­té­ma­tique et de mépris réci­proque entre Churchill et Chamberlain, que rien ne sou­tient dans l’Histoire. Certes, ils n’a­vaient pas le même point de vue sur la ligne à adop­ter face à l’Axe, mais il n’y avait là pas de guerre et cela n’empêchait pas Churchill de lais­ser la direc­tion du cabi­net à Chamberlain en son absence.

Je suis Neville Chamberlain, et l’Histoire ne m’aime pas. — pho­to Jack English pour Focus Features

Le film reprend donc une vieille tra­di­tion des his­to­riens : glo­ri­fier Churchill et cra­cher sur Chamberlain. Il attri­bue à celui-ci la froi­deur des conser­va­teurs lors du pre­mier dis­cours de Churchill devant l’as­sem­blée, alors que c’est lui qui avait conseillé au roi de choi­sir ce nou­veau pre­mier ministre. À l’in­verse, il pré­sente un camp conser­va­teur tota­le­ment empor­té par Nous com­bat­trons sur les plages, alors que l’en­thou­siasme res­tait à ce moment assez tiède selon Churchill lui-même — qui a dit plus tard n’a­voir réel­le­ment eu le sen­ti­ment d’a­voir la chambre avec lui qu’au len­de­main de l’at­taque de Mers-el-Kébir, le 3 juillet.

Au bout du compte, Les heures sombres met sys­té­ma­ti­que­ment Chamberlain dans l’op­po­si­tion et le montre prêt à presque toutes les com­pro­mis­sions pour obte­nir un sem­blant de paix avec l’Axe. Ironie de l’his­toire : fin mai 1940, c’est Chamberlain qui, après trois jours de vives dis­cus­sions au sein du cabi­net, conclut que les condi­tions alle­mandes d’un armis­tice ne seraient pas accep­tables et qu’il valait mieux refu­ser la négociation.

Doit-on pour autant consi­dé­rer ce film comme une tra­hi­son de l’Histoire ?

Pas for­cé­ment. Si Chamberlain fait clai­re­ment l’ob­jet d’un trai­te­ment fort dis­cu­table, d’autres aspects sont eux très bien pré­sen­tés. Pour une hagio­gra­phie (ne nous y trom­pons pas : c’en est une), Les heures sombres sait gar­der une cer­taine réserve vis-à-vis de son héros, Churchill étant assez imbu­vable dans le pri­vé : vani­teux, colé­rique, il aime le son de sa propre voix et méprise le bas-peuple — en-dehors d’une éton­nante scène de métro qui ne colle abso­lu­ment pas au reste du film.

Vous voyez, au bout de mon doigt ? C’est là que se joue la Seconde guerre mon­diale. — pho­to Jack English pour Focus Features

Et sur­tout, l’im­por­tance de l’o­pé­ra­tion Dynamo, obses­sion de l’é­tat-major jus­ti­fiant tous les sacri­fices (notam­ment celui du corps expé­di­tion­naire retran­ché à Calais), est ici cen­trale. Si Dynamo fonc­tionne, c’est un nou­veau souffle pour le Royaume-Uni, une chance de ser­rer les dents jus­qu’à trou­ver le moyen de repous­ser Hitler ; si l’o­pé­ra­tion est un échec, le pays n’au­ra aucune chance de blo­quer une inva­sion et le seul choix res­tant sera entre aban­don­ner l’île pour rejoindre l’Empire et capi­tu­ler pure­ment et sim­ple­ment. Finalement, cette vision est plus hon­nête et donne une idée plus fidèle de la dif­fi­cul­té et de l’im­por­tance de l’é­va­cua­tion de Dunkerque que le film de Nolan qui, pour­tant, ne pré­tend racon­ter que cela

Le bilan his­to­rique est donc miti­gé, avec des élé­ments à deux doigts de l’at­ten­tat pur et simple mais une pré­sen­ta­tion géné­rale cor­recte des évé­ne­ments de ce mois de mai qui mar­qua l’Histoire.

Sur le plan ciné­ma­to­gra­phique, le bilan mérite éga­le­ment deux parties.

Le pre­mier truc qui frappe, c’est la trame géné­rale : c’est l’his­toire d’un grand homme seul contre tous, un vrai héros qui impose sa volon­té et sa convic­tion à cha­cun, jus­qu’à empor­ter en un mois l’as­sen­ti­ment d’un roi qui le mépri­sait. On va pas se men­tir : c’est assez pauvre.

C’est aus­si extrê­me­ment ver­beux, le héros aimant beau­coup s’é­cou­ter par­ler et tra­vaillant ses dis­cours avec obses­sion. Le voca­bu­laire est pré­cis, bien sûr, mais aus­si pré­cieux, un peu snob même, jus­qu’à ce métro absurde où tout le monde parle un anglais parfait.

Le résul­tat n’est donc pas exempt de pré­ten­tion ni de longueurs.

Difficile de res­pi­rer dans un sou­ter­rain… — pho­to Jack English pour Focus Features

Mais il y a éga­le­ment de vraies réus­sites, comme ce goût de la mise en scène pour les com­po­si­tions mil­li­mé­trées jouant avec les cadres, per­met­tant de rendre par­fai­te­ment l’é­troi­tesse d’un abri sous-ter­rain, d’at­ti­rer dis­crè­te­ment l’œil du spec­ta­teur sur un détail tout lais­sant com­prendre pour­quoi les per­son­nages n’y prêtent que peu d’at­ten­tion, ou sim­ple­ment de pro­po­ser un plan clair-obs­cur à l’es­thé­tique superbe.

Et sur­tout, il y a un acteur.

Nous ado­rons tous Gary Oldman (si vous n’êtes pas d’ac­cord, mer­ci d’al­ler lire ailleurs) ; mais nous savons aus­si que Gary Oldman a par­fois un peu ten­dance à cabo­ti­ner. Rien de cela ici : il se fait tota­le­ment oublier, met­tant tout son talent au ser­vice de son per­son­nage. Il ne s’a­git pas juste du maquillage (certes très réus­si, à part pour les scènes où l’on voit les jambes déchar­nées de l’ac­teur mai­gri­chon sous la car­rure mas­sive du per­son­nage) ; je parle réel­le­ment de l’in­ter­pré­ta­tion. Attitudes, mimiques, voix, rien n’est Oldman, tout est Churchill.

Vous aimez Gary Oldman ? Désolé, vous ne le ver­rez pas. — pho­to Jack English pour Focus Features

Scott Thomas est éga­le­ment impec­cable, mais dans un registre plus proche de ses habi­tudes et où elle n’a plus rien à prou­ver depuis long­temps, et le reste du cas­ting est moins notable.

Des hauts et des bas his­to­riques, des hauts et des bas ciné­ma­to­gra­phiques : ce pre­mier bio­pic de l’an­née n’est ni admi­rable, ni haïs­sable. Il rem­plit son contrat avec gran­di­lo­quence sans cher­cher à aller plus loin et, fina­le­ment, la seule chose que l’on en retien­dra est l’ex­tra­or­di­naire pres­ta­tion de Gary Oldman.

Un petit car­ton rouge pour finir : la tra­duc­tion des sous-titres com­porte plu­sieurs erreurs. La plus spec­ta­cu­laire ? Un « eigh­teen hun­dred » deve­nu « 18 000 ». La plus gênante ? « We shall fight on the lan­ding grounds », deve­nu… « Nous nous bat­trons sur les ter­rains d’aviation. »

Oui oui. Alors d’une part, au temps de Churchill, un ter­rain d’a­via­tion, c’é­tait plu­tôt un « air­field » ou un « aero­drome ». En tout état de cause, il ne lui serait cer­tai­ne­ment pas venu à l’es­prit de qua­li­fier un aéro­drome de « ter­rain d’at­ter­ris­sage ». D’autre part et sur­tout, on parle de repous­ser une inva­sion sur une île. L’atterrissage dont on parle ici est donc for­cé­ment celui d’une barge de débar­que­ment, pas d’un avion !

Ce contre­sens est d’au­tant plus gênant que ce n’est pas comme si des dizaines de tra­duc­tions de qua­li­té de ce texte avaient déjà été réa­li­sées. D’habitude, les exé­gètes débattent pour savoir si l’an­tienne « we shall fight » doit être ren­due par « nous nous bat­trons » ou « nous com­bat­trons », mais il y a bien long­temps que per­sonne n’a sug­gé­ré que Churchill pût dési­gner par « lan­ding ground » autre chose que les lieux de débarquement.

Cette tra­duc­tion bâclée est par­ti­cu­liè­re­ment grave pour ce film, qui parle d’un homme de lettres, connu pour choi­sir soi­gneu­se­ment ses mots et réci­pien­daire du prix Nobel de littérature !