L’odyssée de Pi
|d’Ang Lee, 2012, *
En 2012, Ang Lee venait de pondre une belle série de films assez remarquables : Tigre et dragon, fable visuelle ébouriffante bâtie sur un scénario assez traditionnel, Le secret de Brokeback Mountain, mélo plutôt subtil et tendrement porté par un duo d’acteurs magnifiques, et Hôtel Woodstock, comédie dramatique légère et soigneusement construite sur un événement majeur de l’histoire de l’humanité (du moins celle qui a des oreilles).
Certes, mais à l’époque, Ang Lee intercalait systématiquement une bouse entre deux bons films. Ce fut d’abord Hulk, adaptation techniquement satisfaisante mais humainement creuse ; puis il y eut 色,戒¹, thriller psychologique mélodramatique dont même les scènes de cul sont trop longues. Il était donc dit qu’en 2012, c’était le tour d’un navet.
La bande-annonce, avec cette histoire émolliente de jeune homme qui a l’air d’apprivoiser un tigre dans un canot de sauvetage, m’avait fait fuir. Mais voilà, parfois, un film passe à la télé, on n’a rien d’autre à faire, et on se surprend à se demander si par hasard, la critique aurait eu raison d’adorer et si on serait passé à côté de quelque chose.
Parfois, ça marche, et on découvre un truc bien plus réussi que ce qu’on pensait.
Et parfois, on voit L’odyssée de Pi.
Au début, on se croit vaguement dans un Wes Anderon. C’est coloré, loufoque, complètement idiot mais plutôt drôle, du moins tant qu’on nous présente l’origine de Piscine Molitor Patel et comment il s’est défait de ses encombrants prénoms pour devenir simplement Pi. Et on se dit que si la bande-annonce avait un peu plus ressemblé à ça, on se serait rué dans le cinéma sans hésiter.
Et puis, l’adolescence de Pi s’empêtre dans un pathos niais où la stupidité du héros ne l’empêche curieusement pas d’arriver à l’âge adulte avec ses quatre membres. Il tente pourtant non seulement de nourrir un tigre à mains nues, mais aussi d’avaler toutes les couleuvres de toutes les religions sans rien recracher — sans même s’apercevoir de la petite incompatibilité entre les multiples dieux hindous, la trinité chrétienne et l’unicité divine musulmane. Comprenons-nous bien : je ne me sens pas personnellement insulté par le fait que l’agnosticisme à tendance scientifique soit la seule philosophie montrée sous un jour négatif ; je suis juste affligé que, de tous les courants de pensée qu’il étudie, le héros choisisse de n’ignorer que celui qui repose sur des bases vérifiables.
Dieu merci, tout cela n’a qu’un temps et voilà la scène du bateau. Toujours aussi intelligent, Pi fonce admirer l’œuvre de Dieu dans la tempête, et Dieu le remercie en coulant le bateau, parents compris. C’est pas du James Cameron, mais cette séquence profite d’un montage nerveux parfaitement efficace. Puis, Pi est sur son canot avec un zèbre, un orang-outan, une hyène incompréhensiblement agressive qui va buter les autres bestioles, et un tigre incompréhensiblement discret qui attend une journée pour sortir de son trou.
Après, c’est long.
Long comme un cours de maths en seconde.
Long comme un Godard un soir de fatigue.
Long comme un 15 août seul au bureau.
Long comme un Paris-Brest en trottinette.
Long comme un morceau de Psy qu’on serait obligé d’écouter jusqu’au bout.
Long comme le silence gêné qui suit une analyse politique de Steevy Boulay.
Long comme une nuit en tête à tête avec un moustique affamé.
Long comme une journée en tête à tête avec une fille qui t’a mis un râteau la veille.
Long comme la discussion pour faire comprendre à un électeur de Trump la différence entre socialisme et communisme.
Long comme un hommage à Castro récité par Mélenchon.
Long comme la liste des félicitations qu’a reçues Ang Lee pour son film.
Long comme une liste de trucs longs que j’écrirais moi-même.
Presque aussi long que le pont du Clemenceau.
Bref, c’est long.
En gros : Crétin, pardon, je voulais dire, Pi a peur du tigre, Pi va sur un radeau pour se protéger du tigre, Pi retourne sur le canot, Pi a peur du tigre, Pi retourne sur le radeau, (répétez vingt fois), le tigre nage, Pi va sur le canot, Pi fait ami-ami avec le tigre, Pi a chaud, Pi a froid, Pi trouve une île, Pi quitte l’île.
Et ça, pendant quatre-vingt-dix minutes, ou plus exactement cinq mille quatre cents interminables secondes.
Après, on a la révélation qui donne son sens à l’histoire de Pi, et puis c’est fini. Voilà, vous êtes bien contents d’avoir tenu jusque là.
Alors bien sûr, on me dira que la réalisation est particulièrement réussie, et c’est vrai que globalement, c’est une prouesse, d’autant plus remarquable que le film a presque intégralement été tourné sur fond vert. Il y a bien une paire de scènes où l’incrustation est un peu visible (notamment le premier coucher de soleil sur le bateau, où l’éclairage est totalement incohérent), mais dans l’ensemble, les effets spéciaux se font totalement oublier et le film est graphiquement éblouissant. En fait, les images de synthèse parviennent à mêler rendu ultra-réaliste et poésie onirique pour donner parfois un résultat proprement enchanteur.
Mais ça ne peut pas faire oublier un scénario indigent, bourré de symbolique à deux balles, de bons sentiments gluants et qui contenait tout juste de quoi faire un moyen-métrage. Et ça ne peut pas faire oublier une deuxième moitié chiante à crever, où il ne se passe rien sinon des variations sur les mêmes scènes, Pi vs le Tigre.
À l’heure du bilan, je suis convaincu que le film a réussi un tour de passe-passe assez remarquable : sa maîtrise graphique, le réalisme de son tigre synthétique, ses qualités visuelles en général ont réussi à détourner la critique du scénario, de la construction des personnages (ou plutôt de son absence) et de la morale douteuse. Le résultat, c’est un relatif navet, qui fut pourtant adulé à sa sortie.
¹ Prononcez « sè, jiè », avec les idéogrammes de couleur et d’intimidation. « Logiquement » distribué chez nous sous le titre « Lust, caution ».