Whisky Romeo Zulu
|d’Enrique Piñeyro, 2004, ****
Il y a des jours, dans la vie, où vous aimeriez vous tromper.
Enrique Piñeyro, pilote des Lignes aériennes privées argentines (Lapa), aurait aimé se planter le jour de sa démission. Il aurait sans doute préféré se dire, avec le recul, qu’il avait souffert d’un trouble anxio-dépressif et que ce qu’il avait écrit n’était un problème que dans sa tête. Mais Piñeyro n’était pas malade. Il avait été expert sur des enquêtes suite à des accidents et était peut-être, du coup, plus sensible que ses collègues à la culture de la sécurité.
La culture de la sécurité, c’est le point central qui fait que pour aller d’un point A à un point B, vous prendrez beaucoup moins de risques en avion que dans n’importe quel autre moyen de transport. C’est cette culture qui fait que, quand on n’arrive pas à contacter la tour d’un aéroport contrôlé, on choisit de se dérouter à une heure de vol ou six heures de route, sur un terrain où les contrôleurs sont à leur poste — et tant pis pour les rendez-vous des passagers. C’est elle qui fait que si un seul horizon artificiel fonctionne dans un avion de ligne, vous restez au sol — et tant pis pour les rendez-vous des passagers ainsi que pour la prochaine nuit des mécaniciens. C’est elle qui fait que, si une alarme incendie se déclenche sur un avion, même si vous avez toutes les raisons de penser que c’est juste un faux contact, vous allez déclencher les extincteurs et noyer une turbine — et tant pis pour les milliers de pesos du nettoyage, les vols prévus sur cet appareil pour les deux prochains jours, les passagers, les mécaniciens, la compagnie…
La culture de la sécurité, c’est ce qui fait écrire à Enrique Piñeyro, en claquant la porte des Lapa, qu’un accident est « non seulement prévisible, mais pratiquement inévitable ».
Et logiquement, la culture de l’insécurité, c’est le sujet central de Whisky Romeo Zulu, qu’Enrique Piñeyro a écrit, produit et réalisé après que LV-WRZ, qui assurait le vol Lapa 3142, a tragiquement démontré qu’il ne s’était pas trompé.
Le personnage principal n’est pas nommé, mais ressemble énormément à Piñeyro — pas seulement parce qu’il l’interprète lui-même : il revit quelques éléments-clefs connus de la vie du pilote-acteur-cinéaste, de son accrochage avec la direction autour d’un horizon artificiel à sa lettre de démission. L’auteur présente un peu le pilote comme un chevalier blanc, respectant à la lettre les procédures, assurant seul contre tous la sécurité de ses vols ; heureusement, il est aussi bougon et désabusé, ce qui permet d’éviter d’en faire un héros trop caricatural.
La première partie vise à bien faire comprendre à un public qui n’y connaît rien comment la décision d’annuler ou de dérouter un vol doit être prise dans une optique sécuritaire, et comment elle peut ne pas être prise pour des questions financières ou chronologiques. Passionnante pour un pilote (même privé), elle trouve sans doute un bon équilibre entre pédagogie et technique et propose une excellente introduction non seulement à la culture de la sécurité, mais aussi aux facteurs humains, qui se sont avérés essentiels dans le crash de LV-WRZ.
La seconde moitié est un peu plus molle. Elle se concentre sur la situation de plus en plus intenable du seul idéaliste de la boîte, jusqu’à sa démission ; s’y intercalent l’enquête sur l’accident de LV-WRZ et, surtout, les retrouvailles avec son amour d’école primaire, embauchée aux ressources humaines des Lapa. Piñeyro-l’auteur y voit un élément essentiel sur l’opposition entre rêves et réalité, entre idéaux et quotidien, entre gamin innocent et homme blasé. Mais soyons honnête : ça tombe à plat. C’est un peu guimauvineux, un peu facile, un peu niais disons-le.
Dans l’ensemble, c’est un film de pilote et, comme tel, il tend à exonérer les équipages : s’ils commettent des erreurs, c’est de la faute de la compagnie qui les forme mal, qui n’entretient pas correctement ses appareils et qui met la pression pour voler. Bien sûr, les pilotes peuvent ignorer une alarme indiquant qu’un appareil n’est pas configuré pour le décollage — c’est comme ça que deux personnes aux compétences douteuses ont planté LV-WRZ. Mais s’ils l’ignorent, c’est uniquement parce que la maintenance exécutée au lance-pierres est la source de multiples fausses alarmes, tous les jours ou presque. C’est un voile pudique que Piñeyro jette ainsi sur les responsabilités de ses deux anciens collègues, qui ont multiplié les erreurs et fautes dans les minutes précédant le crash, discutant de leurs problèmes personnels en lisant les check-list en diagonale, préparant leur vol avec la concentration d’un touriste parisien qui s’habille pour marcher jusqu’à la plage.
Mais s’il n’est pas toujours réussi et pas absolument honnête, Whisky Romeo Zulu profite d’une structure globale bien maîtrisée, d’un auteur qui connaît parfaitement son sujet, d’acteurs qui savent exactement quoi dire et sur quel ton, d’une sobriété technique qui n’oublie pas pour autant d’expliquer de quoi il parle. Le résultat n’est pas à prendre pour argent comptant, mais c’est une remarquable présentation des fondamentaux de la sécurité dans le transport aérien — la vraie, pas celle qui consiste à rajouter des fouilles devant un ministre, mais celle qui fait que les avions arrivent entiers avec un chargement indemne.