Strategic Air Command

d’Anthony Mann, 1955, **

En février 1941, James Stewart rem­porte l’Oscar du meilleur acteur. Le mois sui­vant, il rejoint l’USAAC¹ : titu­laire d’une licence de pilote com­mer­cial depuis trois ans, il passe deux ans à for­mer des pilotes… et à par­ti­ci­per aux films de recru­te­ment, bien sûr. Fin 43, il passe dans des uni­tés opé­ra­tion­nelles sur le front euro­péen, où il pilote des B‑24. Ensuite, il devient réser­viste pour l’USAF² et le reste jus­qu’au milieu des années 60 ; pen­dant ses périodes d’ac­ti­vi­té, il pilote des B‑36, puis des B‑47 et enfin des B‑52.

La preuve que les « chem­trails » exis­taient déjà dans les années 50… — cap­ture du film Paramount Pictures

Là-dedans, vers 1954, il tourne Strategic Air Command. Ça n’est pas un docu­men­taire sur lui : ça raconte l’his­toire d’un ancien pilote de B‑29 (et pas de B‑24), célèbre joueur de base­ball (et non acteur), res­té réser­viste au rang de lieu­te­nant-colo­nel (et pas colo­nel), fraî­che­ment marié, rap­pe­lé pour ser­vir sur B‑36 (euh, là j’ai rien). Comme vous le voyez, abso­lu­ment aucun rap­port avec la vie de l’ac­teur. Le SAC par­ti­cipe acti­ve­ment, four­nis­sant moult heures de vol sur des machins pas chers du tout, et les prises de vues aériennes sont d’un niveau assez stu­pé­fiant pour l’époque.

Comme un sous-marin, le B‑36 avait une cui­sine, des cou­chettes, des cour­sives et des cha­riots pour aller d’un com­par­ti­ment à l’autre… — cap­ture du film Paramount Pictures

C’est d’ailleurs sur le plan tech­nique que le film est valable. Bien sûr, comme à chaque fois qu’on prend des acteurs pilotes, l’u­ti­li­sa­tion des appa­reils est cré­dible, mais sur­tout il met clai­re­ment en valeur les avions uti­li­sés. Plus que James Stewart, c’est le Convair B‑36 qui tient le pre­mier rôle : on le visite du nez à la queue et d’un sau­mon à l’autre, on montre sa com­plexi­té et son gigan­tisme (c’est tou­jours, aujourd’­hui, le bom­bar­dier le plus gros et le plus lourd jamais uti­li­sé par l’USAF), on explique sur­tout la forte impres­sion qu’il fait sur ceux qui le visitent. D’une cer­taine manière, cette par­tie pré­fi­gure la pré­sen­ta­tion du bateau dans Titanic. Et même lors­qu’on casse un B‑36, le pro­blème est cré­dible (les incen­dies de moteurs étaient un sou­ci récur­rent de l’ap­pa­reil), le crash éga­le­ment et ses consé­quences de même.

Après le B‑36 super­star, il faut bien avouer que le beau gosse qu’é­tait le Boeing B‑47, qui tient le second rôle pour le der­nier tiers du film, paraît un peu fade. Ce n’est plus une cathé­drale volante, mais un simple bom­bar­dier ; il n’est plus manœu­vré par toute une famille, mais pilo­té par un petit trio ; il ne se visite plus, mais se contrôle bien assis sur des sièges fixes.

Je me demande si ça n’est pas le pre­mier vrai ravi­taille­ment en vol fil­mé pour le ciné­ma… — cap­ture du film Paramount Pictures

Si le plan tech­nique est proche du sans-faute (les plus pinailleurs se deman­de­ront tout de même pour­quoi le héros ne délègue que les manettes de gaz à son copi­lote, alors qu’il serait plus sûr de lui pas­ser pure­ment et sim­ple­ment les com­mandes), le plan scé­na­ris­tique est… Hum… Plus dis­cu­table, disons.

Bon, d’a­bord, il faut le dire : les jeunes Américains sont cons. Ils l’é­taient en 1955, en tout cas. Tout le film montre qu’être pilote du SAC, c’est obli­ga­toi­re­ment mettre sa vie de famille entre paren­thèses. Il montre qu’une épouse de pilote est for­cé­ment aban­don­née et mal­heu­reuse. Et ces blai­reaux, à la sor­tie du film, se sont rués dans les centres de recru­te­ment. On se croi­rait après Les che­va­liers du ciel, quand plein de jeunes cré­tins se sont enga­gés parce que le film avait lais­sé pen­ser que l’Armée de l’air, c’est un endroit où on saque des pilotes à par­tir de preuves fabri­quées pour les contraindre à barbouzer.

Chérie, je sais que tes dia­logues sont pour­ris, mais tu pour­rais essayer de faire sem­blant d’y croire ? — cap­ture du film Paramount Pictures

Mais ça n’est pas le seul pro­blème. Non, le vrai sou­ci, c’est que le scé­na­rio est aus­si sté­réo­ty­pé qu’on peut l’i­ma­gi­ner, les rela­tions entre les per­son­nages étant basées sur des conflits télé­pho­nés et se résol­vant de manière aus­si ridi­cule que pré­vi­sible. Seuls quatre per­son­nages ont réel­le­ment un rôle : l’un est un navi­ga­teur râleur mais excellent, l’autre un géné­ral inflexible qui cache un grand cœur, le troi­sième une femme de pilote qui souffre mais aime et sou­tient son mari, le qua­trième un type à qui l’ar­mée vole une car­rière lucra­tive et enviable mais qui accepte son sort et devient la crème de la crème des pilotes, prêt à se sacri­fier pour son pays. Si vous voyez là-dedans un truc ori­gi­nal, même en 1955, faites-moi signe. Les acteurs ne semblent d’ailleurs pas tous très moti­vés et, soyons hon­nête une seconde, June Allyson est bien mignonne, mais elle sert ses répliques (sou­vent pathé­tiques) avec exac­te­ment la convic­tion qu’elles méritent : aucune.

Ce C‑124 n’a­vale qu’une toute petite par­tie du car­bu­rant uti­li­sé pour le film. — cap­ture du film Paramount Pictures

Technique irré­pro­chable, pho­to aérienne magni­fique, acteurs variables, dia­logues creux et scé­na­rio inexis­tant : déci­dé­ment, on croi­rait m’en­tendre par­ler des Chevaliers du ciel. Strategic Air Command n’est pour­tant pas moi­tié aus­si mau­vais, et s’ins­crit tout à fait dans la men­ta­li­té de plein d’autres films de son époque. C’est juste que, quand on voit le finale impla­cable des Ponts de Toko-Ri, sor­ti l’an­née pré­cé­dente, on ne peut s’empêcher de pen­ser que même alors, le ciné­ma amé­ri­cain était capable d’é­crire bien mieux.

¹ United States Army Air Corps (corps aérien de l’ar­mée des États-Unis) : à l’é­poque, l’ar­mée amé­ri­caine n’a que quatre branches, l’US Army (armée de terre), l’US Navy (marine), l’US Marine Corps (com­man­dos de marine) et l’US Coast Guard (garde-côtes).

² United States Air Force, cin­quième branche, deve­nue indé­pen­dante de l’US Army en sep­tembre 47. Au pas­sage, le Pentagone était déjà construit depuis des lustres : l’i­dée qu’il aurait une aile par branche de l’ar­mée ne repose sur rien.