Les espions s’amusent
|de Josef von Sternberg, 1957, ***
Howard Hughes était un grand malade. Le genre, quand il n’était pas content d’un film, à le faire monter et re-monter jusqu’à ce que ça lui convienne, quitte en passant à ce que tous ceux qui avaient bossé dessus jettent l’éponge et passent à autre chose, à ce que la société de production ait été vendue entre temps et à ce que tout ce qui faisait l’intérêt du film devienne terriblement daté.
C’est l’histoire de ce « pilote de jet » (titre original, qui a donné lieu à une traduction tellement comique qu’on est obligé de la garder). Tourné en 1950, il devait dans l’esprit de son producteur être le Les anges de l’enfer de ce début de guerre froide. Produit avec la généreuse participation de la toute jeune US Air Force, il présentait donc les sommets de la technologie américaine : le North American F‑86, entré en service l’année précédente et sur le point de connaître la Corée, est présenté sous tous les angles, de même que le Northrop F‑89, certes esthétiquement plus rustique mais aux sommets de l’électronique, avec son radar de tir permettant la chasse tout-temps. En comparaison, le « Yak-12 » (en fait un bon vieux Lockheed T‑33) dans lequel apparaît l’héroïne soviétique fait bien pâle figure…
Mais Howard Hughes était un grand malade, et ce n’est qu’en 1957 qu’il laissa enfin sortir le film. En 1957, le North American F‑100 était en service depuis trois ans, atteignant Mach 1,3 en vol horizontal et reléguant les stars du film au rang de vieilleries dépassées — et par gentillesse, on ne mentionnera pas que le remarquable Lockheed F‑104 était en train de boucler ses essais et prêt à prendre du service. C’est donc très amusant : finalement, sur le plan aéronautique, le film s’en sort mieux aujourd’hui (des vieux avions dans un vieux film, normal) qu’à sa sortie, où tous les amateurs d’aéronautique ont dû être scotchés de voir des avions de la décennie précédente.
Ça n’est pas le seul aspect amusant. La naïveté des rebondissements est spectaculaire, en particulier le nombre hallucinant d’allers-et-retours que les héros font entre États-Unis et Russie, dans des avions volés, sans que personne ne les intercepte. On apprend dans ce film que les Soviétiques vivent dans des baraquements dignes des ghettos juifs de la Seconde guerre mondiale, que l’État décide quand des époux peuvent passer une soirée ensemble, et que le souvenir d’un steak saignant suffit à pousser leur meilleure espionne à la défection. C’était déjà ridicule à l’époque (Wayne a dit à plusieurs reprises être affligé par le script), ça l’est encore plus avec le recul, et ça devient magique quand on se dit que Hughes, anti-communiste ultra-primaire, pensait probablement faire un message politique sérieux.
C’est mauvais, pensez-vous ? Oui, un peu. Mais finalement ça se regarde avec un certain plaisir. D’abord, parce que les péripéties sont bien gérées : le montage rythmé fait un film entraînant, finalement plutôt équilibré entre scènes aériennes et terrestres, entre action parfois plutôt technique et comédie de mœurs tirant occasionnellement sur le Vaudeville. Ensuite, parce que avec le recul, les aspects ridicules du film en font une curiosité, un sujet d’observation fascinant pour redécouvrir la naïveté d’un producteur qui, au fond, était surtout un grand malade.