Les anges de l’enfer

d’Howard Hughes, 1930, ***

« Les femmes sont toutes les mêmes. Écoute, Roy, ne tombe jamais amou­reux d’une femme. Contente-toi de lui faire l’amour. »

Roy, c’est le bon gars, hon­nête, hono­rable, fiable et tra­vailleur. Son frère Monte, lui, c’est un cou­reur de jupons cynique et pleutre. Leur ami Karl, enfin, est un jeune Munichois paci­fique qui fait ses études en Angleterre. Lorsque la guerre éclate, Roy rejoint le Royal Flying Corps pour pro­té­ger son pays ; Monte signe un papier sans le lire contre un bai­ser sucré et chaud, et se retrouve dans la même esca­drille ; Karl est mobi­li­sé de force et ver­sé dans les Zeppelin qui bom­bardent Londres. Quatre ans plus tard, ils seront morts en héros — ou en traîtres, selon le point de vue.

J'ai fait mon film deux fois, mais il est pas assez cher… Oh, si j'essayais de filmer en Multicolor ? - photo Tony Gaudio/Harry Perry
J’ai fait mon film deux fois, mais il est pas assez cher… Oh, si j’es­sayais de fil­mer en Multicolor ? — pho­to Tony Gaudio ou Harry Perry

Sur ce fond tra­gique, Les anges de l’en­fer hésite un peu sur la forme à adop­ter. Construit comme un trip­tyque, il com­mence en fait par une grosse demi-heure de pur Vaudeville, avec le cocu qui menace et l’a­mant qui fuit, dans une suite de cari­ca­tures à la finesse toute dis­cu­table, pas vrai­ment allé­gée par le sur­jeu spec­ta­cu­laire de tout le monde — les acteurs issus du muet avaient pris l’ha­bi­tude de mimer pour se faire com­prendre en silence, et ça se voit.

S’ensuit un grand moment de ciné­ma de guerre, sobre, sombre, avec l’at­taque du Zeppelin : équi­page tra­vaillant dans le tumulte des moteurs, cou­pés de temps à autre pour avan­cer silen­cieu­se­ment et trom­per les sta­tions de repé­rage, ten­sion pal­pable chez des hommes qui se savent très vul­né­rable si la chasse anglaise les trouve, et dévo­tion jus­qu’au sui­cide chez les Allemands comme chez les Anglais… Si les acteurs res­tent inégaux, cette séquence est très réus­sie, bien por­tée par des plans d’une grande qua­li­té — on note­ra par­ti­cu­liè­re­ment la course-pour­suite entre le diri­geable et les chas­seurs, sor­tant tour à tour des nuages, et l’am­biance façon « sous-mari­niers » à l’in­té­rieur de l’é­norme struc­ture. Seul regret : le mon­tage a un peu vieilli et cer­taines tran­si­tions tardent à venir.

Si ce plan vous rappelle vaguement Le château dans le ciel, rassurez-vous : c'est sûrement pas un hasard. - photo Elmer Dyer, sans doute
Si ce plan vous rap­pelle vague­ment Le châ­teau dans le ciel, ras­su­rez-vous : c’est sûre­ment pas un hasard. — pho­to Elmer Dyer, sans doute

La fin du film suit une mis­sion de bom­bar­de­ment anglaise, par­ti­cu­liè­re­ment ris­quée. C’est elle qui com­porte les scènes les plus emblé­ma­tiques, les gigan­tesques com­bats tour­noyants entre dizaines d’ap­pa­reils, qui jus­ti­fièrent le coût pha­rao­nique et le retard spec­ta­cu­laire pris par la pro­duc­tion du film — sans comp­ter les quatre tués, les bles­sés plus ou moins graves et la quan­ti­té astro­no­mique de maté­riel détruit. Sur le plan mili­taire, cette séquence n’est pas la plus réus­sie, non plus qu’au niveau de l’am­biance un peu cas­sée par la répé­ti­tion de cer­tains élé­ments (remarques de Monty, plans fixes sur les visages des pilotes…). Un bon mon­teur aurait sans doute réduit ce pas­sage à la moi­tié de sa lon­gueur pour rendre une copie beau­coup plus ner­veuse. Les explo­sions, en revanche, sont d’une ampleur rare à l’é­poque, et les séquences de vol­tige n’ont rien per­du de leur mor­dant : en fait, cette der­nière par­tie pré­fi­gure tota­le­ment le ciné­ma de Roland Emmerich et de Michael Bay, qui joue la carte du spec­tacle outran­cier pour mas­quer ses grosses ficelles et ses idées simples.

Tous ces avions sont de vrais avions. Et on les voit pas tous. - photo Elmer Dyer
Tous ces avions sont de vrais avions. Et on les voit pas tous. — pho­to Elmer Dyer

La conclu­sion est d’ailleurs du même ton­neau, les rebon­dis­se­ments finaux étant d’une pla­ti­tude remar­quable, et la seule bonne idée est détruite par un mono­logue inter­mi­nable et une ago­nie sur­jouée qui auraient logi­que­ment dû mettre un terme à la car­rière de James Hall. Ce finale gran­di­lo­quent et patrio­tard n’est, lui non plus, pas sans rap­pe­ler cer­tains films des bûche­rons cités au para­graphe précédent.

Alors, un grand film, Les anges de l’en­fer ? Non. Un grand spec­tacle, sans aucun doute, sur­tout dans le contexte de l’é­poque — une super­pro­duc­tion sans com­pro­mis, re-tour­née et re-réa­li­sée dans l’an­née sui­vant le krach de 1929. Un film avec des sen­ti­ments en papier mâché et un scé­na­rio en car­ton, mais avec des moyens colos­saux, un mélange de tra­gé­die héroïque et de comé­die sen­ti­men­tale facile mais réus­si, et sur­tout des séquences aériennes tour à tour angois­santes et fré­né­tiques comme on n’en voyait pas à l’é­poque : c’est à 1930 ce que Top gun fut à 1986. Mais il exis­tait déjà à l’é­poque des scé­na­rios mieux écrits, des per­son­nages plus tra­vaillés et, glo­ba­le­ment, des films meilleurs.

Oh, the humanity! — note : ce plan date d'environ sept ans avant le premier vol du Hindenburg. - photo Elmer Dyer, je pense
Oh, the huma­ni­ty ! — note : ce plan date d’en­vi­ron sept ans avant le pre­mier vol du Hindenburg. — pho­to Elmer Dyer, je pense

Il est en revanche fas­ci­nant de le voir aujourd’­hui, de consta­ter à quel point cer­tains pas­sages fonc­tionnent encore par­fai­te­ment et sur­tout à quel point il a impré­gné toutes les séquences d’a­via­tion des décen­nies sui­vantes : aujourd’­hui encore sortent des films avec des plans aériens pom­pés sur ceux des Anges de l’en­fer — ou peut-être plu­tôt copiés sur Memphis Belle qui avait copié La bataille d’Angleterre qui avait copié Les anges de l’en­fer.