Tu ne tueras point
|de Mel Gibson, 2016, **
Desmond Doss est un péquenot. Comme beaucoup de péquenots, il croit en l’oncle Sam et veut défendre son pays et lutter contre les vilains Japonais. Comme beaucoup de péquenots, il s’engage donc dans l’armée. Mais, comme beaucoup de péquenots de par chez lui, il est Advantiste. Et il pousse la religion jusqu’à un respect très littéral des Dix commandements : pas question de tuer des gens ou même de porter un fusil. Ayant réussi le tour de force de ne pas se faire virer de l’armée tout en refusant de toucher une arme à feu, il sert comme infirmier secouriste à Guam, à Leyte et à Okinawa. Là, il se fait d’abord remarquer en refusant un ordre de repli, continuant à aider et à évacuer les blessés incapables de se déplacer par eux-mêmes ; dans les jours suivant, il secourt des soldats tombés à « moins de trois mètres des forces ennemies » et va à plusieurs reprises chercher des blessés sous les tirs japonais. Enfin sérieusement touché lui-même après trois semaines de ce régime, il est rapatrié et reçoit la Médaille d’honneur — une première pour un objecteur de conscience.
C’est, vous l’aurez compris, l’histoire de ce militaire un peu bizarre que Mel Gibson a décidé de conter.
Bien entendu, comme tout biopic qui se respecte, Tu ne tueras point prend quelques libertés avec la réalité. Après tout, on veut montrer un héros américain, pas un péquenot de Virginie ; donc on augmente un peu la violence de son père et de ses relations avec son frère, on fait de Desmond le défenseur de la famille. Mais surtout, on donne l’impression qu’il est arrivé sur le terrain sans rien y connaître, et qu’il s’est jeté dedans avec son inaltérable héroïsme pour sauver 75 camarades la nuit même de son arrivée ; en vérité, il avait un an d’expérience de la guerre lorsque son bataillon arriva à Okinawa, et cette expérience a sans nul doute joué sur sa capacité à survivre et à traiter efficacement les blessés qu’il évacuait. Vous direz que je pinaille, vous aurez raison : le film reste globalement bien plus fidèle aux faits que beaucoup de biopics récents.
On retrouve cette fidélité dans le réalisme technique, aussi bien au niveau des effets spéciaux que de la réalisation. Armes et uniformes sont évidemment bien reconstitués, mais les événements, les tactiques, les mouvements des uns et des autres, les blessures et les dégâts occasionnés par les munitions — du pistolet au mortier en passant par le lance-flammes… Tout est rendu avec précision et détail. On voit exactement ce sur quoi intervient Desmond, l’état de ses camarades et de leurs ennemis, ainsi que les conditions sanitaires de cette autre guerre des tranchées. Si vous n’aimez pas voir un rat se faufiler dans une fracture ouverte pour aller chercher sa pitance, un conseil : ne regardez pas Tu ne tueras point.
Cette volonté de montrer les choses telles qu’elles sont, avec du sang qui gicle, de la sueur qui coule, de la boue qui colle, des os qui dépassent et des jambes qui ne dépassent plus, est sans doute louable au fond : si les membres du PETA montrent les abattoirs pour faire réaliser la face cachée de l’élevage industriel, il est légitime que les cinéastes pacifistes montrent la boucherie pour faire comprendre le massacre.
Mais il y a là un truc vaguement dérangeant tout de même. C’est que, à travers les ralentis, les cadrages, les corps suintants entassés dans les trous boueux, le résultat peut être vu comme plutôt esthétique… voire franchement érotique. L’érotisation de la violence n’a rien de neuf, c’était même le sujet central de la série Spartacus, mais elle donne un résultat bizarre : la guerre, c’est dégueulasse, mais en même temps, la guerre, c’est beau. C’est sans doute un grand hommage au directeur de la photographie Simon Duggan, mais c’est aussi un paradoxe pour une œuvre à la gloire d’un pacifique.
Ceci dit, il y a une logique : c’est en fait la notion de sacrifice, centrale dans l’iconographie chrétienne, qui est ici magnifiée. Ça n’est pas une première chez Gibson et ça se sent vaguement dans la première partie du film, avant de devenir évident jusqu’à la lourdeur dans la seconde. Desmond était un fervent adventiste, certes, mais sous la caméra de Gibson il va plus loin et devient une pure figure christique. Tout le film raconte en fait son évangile : l’homme simple et généreux, qui accepte stoïquement le rejet de ses frères et refuse de dénoncer les brimades qu’ils lui font subir (avec « tendre l’autre joue » comme référence explicite), qui finit par les rejoindre pour les soigner et, par son obsession de les sauver tous, par racheter leurs péchés. Et que dire du plan où il porte un blessé, trébuche, se relève et avance, le corps de son camarade formant une croix sur ses épaules ?
Du coup, on passe du film de guerre réaliste, brutal, trash même, qui tient la comparaison avec des scènes de Il faut sauver le soldat Ryan ou de Fury et ne souffre que d’un synopsis un peu prévisible, à l’évocation religieuse tout juste voilée. Ça reste techniquement très réussi et historiquement bien fait, mais il faut bien admettre que sur la fin, ce rabâchage évangélique brise un peu les burnes.