Making a murderer
|de Laura Ricciardi et Moira Demos, 2015, ****
Steven Avery est un crétin. Péquenot du Wisconsin, né d’une famille d’abrutis incultes à la réputation discutable, il se fait remarquer dès l’adolescence par son honnêteté toute relative et son tempérament explosif. Mais il y a un domaine dans lequel il a un passif irréprochable : il n’est pas assez intelligent pour inventer un mensonge. Quand, à 18 ans, on lui demande s’il a cambriolé un bar, il répond « oui monsieur » et passe dix mois en prison. Quand, à 20 ans, on lui demande s’il a assisté à la scène quand un pote a jeté un chat dans un feu pour voir ce que ça faisait, il répond « oui monsieur » et retourne neuf mois en taule. Quand, à 22 ans, on lui demande s’il a intercepté brutalement la voiture d’une voisine pour la menacer avec une arme à feu, il répond « oui monsieur » et prend six ans ferme.
Aussi, quand Steven Avery est arrêté pour avoir violé et essayé de tuer Penny Beerntsen, il est le suspect idéal : un long parcours violent et, justement, une agression récente sur une femme. Peu importe que, même lors de celle-ci, le sexe soit à peu près le seul motif de violence qui ne soit jamais venu à l’esprit de Steven Avery. Peu importe que Steven Avery dise, pour la première fois de sa vie, « non, monsieur, ça c’est pas moi ». Peu importe que, deux ans plus tôt, Gregory Allen ait poursuivi une femme et commis un attentat à la pudeur exactement à l’endroit où Beertsen a été agressée, peu importe que Allen soit sous surveillance pour plusieurs agressions sexuelles… et même, peu importe que, enfin arrêté dix ans plus tard pour une autre agression, Allen confesse avoir violé une femme dans le coin et savoir qu’un innocent est en prison à sa place. Avery est enfermé et le restera.
Finalement, l’affaire Avery doit tout à la mise au point des tests ADN. Sans eux, Avery serait toujours en prison, continuerait à dire « non monsieur, cette fois c’est pas moi », Allen serait en prison en disant « euh là c’est moi, faudrait peut-être relâcher l’autre », et la police du comté de Manitowoc continuerait à ne pas faire le lien en se disant qu’un Avery en prison, c’est toujours bon à prendre. C’est un test ADN qui a permis de faire éclater l’affaire, l’enquête bâclée, le refus de rouvrir le dossier alors même qu’un autre avait avoué.
Et aujourd’hui, c’est fort logiquement que Steven Avery est… en prison, continuant à dire « non monsieur, cette fois non plus c’est pas moi ».
Making a murderer est une série documentaire. En 2005, Avery est un des premiers innocents libérés suite à un test ADN, il est l’un des premiers à attaquer les autorités en justice pour obtenir un dédommagement pour les 18 ans d’incarcération, et il est surtout le premier à être de nouveau arrêté pour un crime similaire à celui pour lequel il avait été innocenté. Cela attire l’attention des réalisatrices Laura Ricciardi et Moira Demos, qui décident de fouiller les archives, de réaliser des interviews, d’enregistrer le procès et d’en faire un documentaire d’une dizaine d’heures.
Documentaire ne veut pas dire neutre : l’œuvre a l’honnêteté de ne pas présenter Avery comme un mec bien, mais elle tape très, très fort sur les forces de l’ordre de Manitowoc et prend clairement le parti selon lequel le comté, tombant par hasard sur un meurtre, aurait sauté sur l’occasion pour le mettre sur le dos d’Avery et se sortir des poursuites pour incarcération injuste qu’il avait ouvertes.
Il faut dire que les autorités tendent les verges pour se faire battre. Dès le départ, on a un juge qui décide que la défense d’Avery peut prendre différentes options, mais pas celle de désigner un autre coupable. Dans le dernier acte, on a un procureur qui, en deux procès séparés de quelques semaines, parvient à dire d’une part qu’Avery est le seul coupable et doit être emprisonné à vie, et d’autre part que son neveu l’a activement aidé, est aussi criminel et doit aussi être emprisonné. Et enfin, le même juge reprend que les crimes d’Avery ne cessent de croître en violence, quand bien même il a été innocenté de sa seule accusation en vingt ans et s’est révélé un prisonnier modèle.
Du coup, malgré son orientation évidente, le documentaire reste intéressant : démonter les innombrables erreurs, remettre en lumière les pistes, retrouver les témoins et essayer de démontrer que l’accusation a au moins manqué de professionnalisme — si ce n’est carrément inventé des preuves —, tout cela a un côté fascinant. Et s’il semble à première vue tourner autour de Steven Avery, le véritable sujet du documentaire est en fait conforme à son titre : comment a‑t-on fabriqué un meurtrier, pour assurer la condamnation d’un type à qui le « doute raisonnable » aurait théoriquement dû profiter ?
Mêlant des images de sources diverses et d’époques variées, la qualité graphique de la série n’est évidemment pas grandiose. La prise de son est telle que quelques passages sont carrément sous-titrés en anglais — il faut aussi dire que certains intervenants, notamment dans la famille Avery, ont une élocution tellement claire et des propos tellement consistants qu’une version écrite n’est pas de trop pour dissiper les « j’ai dû mal comprendre, il peut pas être assez con pour avoir dit ça ? » Bref, image ou son, le matériau source est médiocre.
Heureusement, le montage efficace et les entrevues qui viennent éclairer tel ou tel aspect sont là. Cela permet finalement de donner un corps et un rythme à ce patchwork complexe et de rendre prenante et haletante une histoire en principe franchement pesante, basée sur des personnages auxquels on n’a pas vraiment envie de penser. Et finalement, c’est peut-être la grande force de Making a murderer : plutôt que d’avoir un prince blanc injustement accusé, la série repose sur un beauf auquel on ne s’attachera pas, ce qui permet de rester concentré sur les principes — tout homme a droit à un procès équitable, et en l’occurrence il faut beaucoup d’humour pour affirmer que ça a été le cas.
Le résultat est une plongée fascinante dans un système corrompu, qui n’est pas sans rappeler le podcast Serial sorti l’année précédente : théoriquement, la mécanique judiciaire américaine est censée fonctionner en mode « on a peut-être quelqu’un, est-il vraiment coupable ? », mais parfois elle s’emballe et bascule dans le « on a peut-être quelqu’un, il faut prouver que c’est lui ». Glaçant, révoltant parfois… franchement réussi.