Tout pour être heureux

de Cyril Gelblat, 2015, ****

Dites, j’ai une ques­tion : est-ce qu’il y a des jours où vous vous dites que les gens qui résument les films, théo­ri­que­ment char­gés de don­ner envie de les voir, devraient être jetés en prison ?

Je vous demande ça parce que c’est un peu le sen­ti­ment que j’a­vais en sor­tant de la salle, après être allé voir Tout pour être heu­reux parce que son horaire se calait pile poil dans un ins­tant de ma jour­née, que les cri­tiques étaient très bonnes et que du coup je me suis dit que pour­quoi pas, ça a l’air con mais bon on ver­ra bien.

Ce n'est pas un film musical, mais la bande originale est très réussie. - photo Julien Panié
Ce n’est pas un film musi­cal, mais la bande ori­gi­nale est très réus­sie. — pho­to Julien Panié

Pourquoi pen­sais-je que c’é­tait très con ?

Et bien, à cause de la pré­sen­ta­tion offi­cielle du film. Bon, déjà, elle uti­lise le terme « qua­ran­te­naire » impro­pre­ment : « qua­ran­te­naire », ça désigne une période de qua­rante ans ou celui qui subit une qua­ran­taine. Mais le jour de son qua­ran­te­naire, on devient un qua­dra­gé­naire. Ça m’a­gace, les gens qui se per­mettent d’é­crire sans ouvrir un dictionnaire.

Ensuite, le per­son­nage prin­ci­pal est pré­sen­té comme « dilet­tante, égoïste et insa­tis­fait, infan­ti­li­sé par sa femme ». Il serait au moins aus­si hon­nête de le pré­sen­ter comme « pro­duc­teur pas­sion­né, inves­ti dans son pro­jet plus que dans sa famille, mépri­sé par sa femme », mais ça met­trait à bas le pré­sup­po­sé de l’au­teur du résu­mé : Antoine est un petit con à qui ses filles vont apprendre la vie.

Tu entends, quand elle joue là ? Ça c'est la vie. - photo Julien Panié
Tu entends, quand elle joue là ? Ça c’est la vie. — pho­to Julien Panié

Enfin, il « va deve­nir une véri­table “mère juive”. » Euh… C’est quoi cette phrase de merde ? En quoi devient-il une « mère juive » ? Pour mémoire, le sté­réo­type de la mère juive désigne un parent fier de son enfant, omni­pré­sent jus­qu’à l’é­touf­fe­ment et culpa­bi­li­sant lorsque celui-ci prend son envol. Le père ne fait rien de cela, il apprend juste à s’oc­cu­per de ses filles et à deve­nir un père.

Bref, le synop­sis laisse entre­voir gros­so modo ça : c’est l’his­toire d’un ado­les­cent attar­dé, fai­néant et irres­pon­sable, qui doit s’oc­cu­per de filles qu’il ignore et va finir par deve­nir un père obses­sif et étouf­fant. Et voi­là com­ment la pro­mo­tion du film m’a convain­cu que ça allait être une comé­die pataude et ridicule.

Or, ce n’est pas ça.

Emmener les mioches à l'école sous la pluie… et se faire engueuler par la grande parce qu'on doit pas téléphoner en traversant. La vraie vie. - photo Julien Panié, recadrée à l'horizontale
Emmener les mioches à l’é­cole sous la pluie… et se faire engueu­ler par la grande parce qu’on doit pas télé­pho­ner en tra­ver­sant. La vraie vie. — pho­to Julien Panié, reca­drée à l’horizontale

Bien enten­du, Tout pour être heu­reux a des pas­sages un peu lourds : son per­son­nage prin­ci­pal est pro­duc­teur de musique, et les musi­ciens ne sont répu­tés ni pour la finesse de leur humour, ni pour la déli­ca­tesse de leurs com­por­te­ments. Mais il est loin d’être la pesante his­toire d’un ado­les­cent deve­nant mère juive. C’est plu­tôt le mélange des his­toires d’un homme pas­sion­né qui espère enfin arri­ver à ren­ta­bi­li­ser sa pas­sion après des années de vaches maigres, de la fin d’un couple né dans la fougue et tué dans le quo­ti­dien, des col­li­sions entre vie fami­liale et vie pro­fes­sion­nelle, de l’ap­pri­voi­se­ment quo­ti­dien d’en­fants quand on a été jusque là plus un colo­ca­taire qu’un père… C’est pro­fon­dé­ment une his­toire de construc­tions, de des­truc­tions et de recons­truc­tions, avec leurs réus­sites, leurs échecs et leurs retours de flamme malencontreux.

L’ensemble est moderne et bien construit, mais pro­fite aus­si de quelques détails extrê­me­ment bien vus qui montrent un ancrage pro­fond dans la vie réelle : vous pour­rez ain­si voir en arrière-plan une tente de clo­do ou des Parisiens qui font la gueule sans y prê­ter plus atten­tion que dans la réa­li­té, et le pro­blème spé­ci­fique d’é­le­ver des enfants quand on bosse dans un uni­vers où le mot « horaire » est consi­dé­ré comme une idée fumeuse d’au­teur de science-fic­tion est un élé­ment entier de l’in­trigue — résu­mé par cette réplique : « non mais tu me dis pas que tu peux pas prendre de ren­dez-vous après 17h, on bosse dans la musique, mec ».

"On pourrait peut-être réessayer ? — Pourquoi faire ?" - photo Julien Panié
« On pour­rait peut-être rées­sayer ? — Pourquoi faire ? » — pho­to Julien Panié

Tout pour être heu­reux sait éga­le­ment gar­der une cer­taine sobrié­té géné­rale, les acteurs évi­tant d’en faire des tonnes et la réa­li­sa­tion res­tant dis­crète. Le scé­na­rio joue la même carte et évite intel­li­gem­ment le hap­py end, sans pour autant ten­ter de trans­for­mer son finale en effon­dre­ment dra­ma­tique. Le résul­tat est donc bien plus fin que pré­vu, voire fran­che­ment tou­chant par moments, et vrai­ment agréable.