Jodorowsky’s dune
|de Frank Pavich, 2013, ****
Imaginez que vous soyez un producteur américain. Vous voyez arriver une équipe de fêlés qui vous pose sur les genoux un story-board de dix centimètres d’épaisseur. Celui-ci décrit, avec étude graphique et présentation technique complètes, un film de plusieurs heures adaptant un best-seller de science-fiction sorti dix ans plus tôt, Dune. Le Français qui vous apporte cette bible vous explique que, outre le superbe et dynamique séquençage plan par plan dessiné par Mœbius, tout est prêt : les acteurs sont déjà d’accord (y compris des noms vaguement connus comme David Carradine, Orson Welles, Mick Jagger ou Salvador Dalí), Pink Floyd et Magma sont prêts à fournir l’environnement sonore, le designer suisse Giger a déjà tout prévu pour monter les décors qu’il a dessinés, les problèmes techniques ont été résolus par Dan O’Bannon et tout est déjà parfaitement clair dans la tête du réalisateur Alejandro Jodorowski. Et il manque juste cinq millions de dollars pour lancer la construction des plateaux et le tournage de ce monstre cinématographique.
Voilà. Vous avez l’argent, la vision s’étale sous vos yeux, le génie vous éclabousse, vous faites quoi ?
Vous passez votre tour, bien sûr. Et vos potes de Disney, de Paramount, de la Fox, etc., passent aussi. Et le film ne se fait pas.
Et cela permet à Dune de devenir, selon Michel Seydoux, le film le plus avancé qui ne soit jamais devenu un film.
Mais tout ne fut pas perdu. Les studios hollywoodiens ont précieusement gardé les noms des génies qui avaient passé deux ans à préparer Dune. D’abord, O’Bannen a scénarisé un thriller de science-fiction, pour lequel Giger a dessiné une bestiole extraterrestre inspirée de ses propres dessins. « Sans Dune, pas d’Alien », dit Seydoux.
O’Bannen a également scénarisé pour Mœbius la bande dessinée The long tomorrow, un polar d’anticipation ; Ridley Scott, réalisateur d’Alien, s’en souvient lorsqu’il s’attaque à l’adaptation d’un célèbre roman de Philip K. Dick. Sans Dune, pas de Blade runner.
Et au-delà, tous ceux qui ont entendu parler du projet, des story-boards, des idées narratives qu’il développait, s’en souviennent : sans Dune, sans doute, tout le cinéma de science-fiction des années 80 aurait été différent.
Et pour les amateurs de bande dessinée, évidemment, le vide ne serait pas moindre : sans Dune, pas de L’incal, pas de La caste des méta-barons, et pas de toutes ces œuvres graphiques modernes qui ont pioché plus ou moins directement chez Jodorowski, Mœbius et Giménez ce qu’ils ont eux-mêmes exhumé des ruines de Dune.
Le documentaire est donc construit en deux temps : la création de Dune, puis l’influence de Dune. C’est plutôt bien fait, mais cela reste totalement à la gloire de Jodorowski, présenté comme un dingue — un dingue génial capable de trouver des génies, de les séduire et de les rendre encore plus géniaux. En revanche, à aucun moment on ne met en doute cette vérité assénée dès le départ : le Dune de Jodorowki aurait-il réellement été génial ?
La vérité, c’est que nul ne le sait. Jodorowski n’avait fait que trois films, totalement azimuthés soit dit en passant, et l’adaptation reposait entièrement sur lui — lui, et sa petite secte de travailleurs, séduits par sa vision de Dune, son ambition délirante et son fanatisme enthousiaste. Or, le génie, c’est bien beau, mais ça ne fait pas tout. Pour un producteur, il n’y avait aucune garantie que le budget soit tenu, et rien n’indiquait que Jodorowsky n’allait pas pondre un montage de six heures, rendant son chef-d’œuvre inexploitable en salles, et faire fuir les spectateurs à coups de références absconses.
Pendant que Dune ne trouvait pas de producteur, il se trouvait à Hollywood un autre réalisateur ambitieux qui, partant d’une trame de SF assez classique, avait commencé à l’enrichir au point de se construire tout un univers touffu et symbolique. Ce jeune barbu californien eut cependant la sagesse de préférer en garder sous le pied : plutôt que de vouloir tout mettre dans un space-opera interminable, il s’en tint au simple film de deux heures pour lequel il avait un budget, tout en s’arrangeant pour pouvoir l’intégrer dans l’histoire plus large qu’il avait en tête et qu’il réaliserait plus tard s’il en avait l’occasion. Dans Jodorowsky’s dune, on critique la décision des producteurs ; mais jamais on ne se demande si cette adaptation de Dune n’a pas plutôt manqué d’une approche raisonnable, quitte à élaguer un peu ses ambitions initiales, comme George Lucas a su le faire lorsqu’il a commencé à développer l’univers de La guerre des étoiles.
L’autre grande absente, c’est l’origine de Dune : si le documentaire détaille comment ce projet avorté a influencé toute une génération de films, il ignore totalement ses inspirations. Or, ce que l’on voit du story-board, de la façon dont Jodorowsky envisageait son scénario, etc., montre déjà des influences extérieures évidentes. 2001, l’odyssée de l’espace est l’antécédent le plus inévitable, notamment lorsque Jodo explique comment il prévoyait de tortiller la fin du roman pour donner sa propre vision de l’univers — une séparation qui n’est pas sans rappeler la différence entre les 2001 de Kubrick et de Clarke. Dune semblait également piocher dans les expériences narratives de la nouvelle vague et les films psychédéliques des années 60 ; mais cette quête des origines, qui aurait pu être tout aussi intéressante que la quête des descendants, est totalement ignorée.
Cependant, Jodorowsky’s dune reste une plongée passionnante dans un délire créatif, entre enthousiasme naïf et ambitions démesurées, au point d’être lui-même presque une œuvre surréaliste. Et en cela, c’est un documentaire à voir impérativement pour qui s’intéresse à la création artistique en général ou, plus particulièrement, à l’histoire du cinéma.
Petit détail en passant : il y a un autre truc fascinant dans le film, c’est le nombre de prononciations différentes du nom de Jodorowsky en dix minutes. Chilien d’origine, il prononce son initiale [x], mais les Français (nombreux dans l’équipent) le prononcent [ʒ], les Américains y vont tranquillement de leur [d͡ʒ] et le suisse-allemand Giger le sort logiquement [j]. Aucun effort de standardisation n’est fait dans le documentaire, c’est assez amusant.